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Le jeu au temps du «corona»

Une sélection de jeux de société pour jouer ensemble en classe malgré la distanciation sociale, et parfois même coopérer !

En ces jours où le protocole sanitaire tend à transformer chaque classe en salle de réanimation scolaire, où le collectif se trouve javellisé à au moins un mètre de distance et où les groupes parcellisés peuvent nettement varier en taille et en individus, entretenir et développer un lien fort entre les élèves relève quelque peu de la gageure. Les jeux de société sont un des outils dont nous disposons à même de plonger les membres d’une classe dans une activité intellectuelle commune, motivante, qui encouragera parfois la coopération et permettra peut-être de rendre plus supportable une organisation pédagogique à première vue guère engageante.

Voici donc une sélection d’une demi-douzaine d’entre eux, compatibles avec les normes actuelles de distanciation physique, qui peuvent être organisés avec un nombre potentiellement élevé de participants, parfois au prix d’une légère adaptation des règles, sans que les joueurs soient amenés à toucher des objets communs. Les contraintes matérielles propres à la variabilité des situations scolaires ont été envisagées, afin que chaque enseignant puisse en trouver plusieurs à proposer à ses élèves. À l’heure où ces lignes sont écrites, des versions commerciales des jeux cités sont disponibles à la vente en ligne.

Afin de faciliter le repérage de ces contraintes, chaque présentation de jeu est accompagnée des logos suivants :

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Organisation des équipes

Certains jeux proposés nécessitent de scinder la classe en deux groupes aussi équilibrés que possible. Lorsque le nombre de participants est réduit, le hasard ne fait pas toujours bien les choses, et le choix par l’enseignant peut créer des ressentiments inutiles. La technique de « la part du gâteau » (« Je coupe, tu choisis ») permet généralement d’éviter ces écueils en partageant et faisant varier la responsabilité de la confection des équipes. Elle consiste à demander à deux volontaires, d’accord pour s’estimer tous deux de niveau équivalent dans le domaine choisi, de s’extraire (mentalement) du groupe. L’un d’entre eux va élaborer la liste de deux équipes équilibrées, mais c’est l’autre élève qui choisira celle dans laquelle il s’inclura. En fonction des résultats de la partie, on pourra conserver les équipes ou bien les refondre.

Cette technique évite aux élèves repérés au sein du groupe comme susceptibles d’être peu performants d’intérioriser cette image en étant publiquement choisis en dernier (ce qui est presque systématiquement le cas lorsque, comme souvent, deux élèves sont chargés de désigner à tour de rôle un camarade qui doit rejoindre leur équipe).

1- Plus vite que Google
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Ou bien « Plus vite que Siri, qu’Alexa, que Cortana »… Reprenant le principe de « Plus vite que la calculette » développé par l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne), il s’agit, coopérativement, de permettre à la classe de battre un assistant vocal. Après avoir activé ce dernier sur un smartphone, une tablette ou un ordinateur et branché le haut-parleur, on désigne du doigt un élève en énonçant les mots magiques adéquats, tel « OK Google, 8 fois 7 ? ». Celui qui, de l’élève ou de l’assistant, répond juste le premier rapporte un point à son camp.

Les domaines disciplinaires explorables sont infinis (« Quelle est la capitale du Burkina Faso ? Combien un octogone a-t-il de côtés ? Comment dit-on poulet en anglais ? » etc.) Il est même possible de paramétrer la langue utilisée pour la réponse. Vos élèves seront-ils plus forts que les GAFA (les quatre géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon) ?

2 – Les questionnaires progressifs
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Après avoir constitué (et nommé) deux équipes selon le système de «la part du gâteau» présenté précédemment (et éventuellement signalé les appartenances individuelles à l’aide de feuilles colorées, par exemple), on entame la lecture d’une carte-énigme contenant des indices progressifs (proches de ceux de l’épreuve du face-à-face de Questions pour un Champion). Les élèves doivent lever le doigt et attendre d’avoir la parole pour pouvoir intervenir. Ils parlent alors au nom de toute leur équipe. S’ils donnent la bonne réponse, ils remportent un point, sinon la parole passe aux adversaires, et ainsi de suite. Lorsque plus personne dans l’équipe ayant droit à la parole ne souhaite intervenir, l’enseignant lit un indice supplémentaire.

Si les joueurs actifs n’ont toujours pas de proposition, ils perdent la main et leurs concurrents retrouvent le droit de lever le doigt. Des élèves trop enthousiastes qui donneraient la réponse alors que ce n’est pas leur tour rapportent un point à leurs concurrents. On convient, avant de commencer, du score à atteindre ou de la durée de la partie.

Les fiches proposées dans la série Énigmes ? de Bioviva Éditions sont parfaitement adaptées aux élèves de l’école élémentaire : leur conception progressive permet d’avoir la quasi-assurance que la réponse sera trouvée.

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Énigmes, Éditions Bioviva

Pour exemple, en voici une sur le thème de l’espace : 1) Je suis une planète du système solaire. 2) Je suis de couleur jaune-orangé. 3) Je suis une planète gazeuse. 4) Je suis la sixième planète la plus éloignée du Soleil. 5) On me reconnait grâce aux anneaux qui m’entourent. Une recherche d’images sur Internet permet de se faire une idée des nombreux thèmes abordés (corps humain, environnement, préhistoire, villes et pays…). On peut même envisager un échange de créations de fiches-questionnaires de ce type entre classes. Une version uniquement illustrée existe également dans la collection Premières énigmes (à partir de 3 ans), mais ne permet guère de distanciation physique.

3 – Kaleidos
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La série des Kaleidos comporte de nombreuses versions. Il s’agit au départ d’un jeu de vocabulaire qui consiste à rechercher en un temps limité, dans une planche illustrée surchargée, le plus grand nombre de mots possible commençant par une lettre imposée. Avec les plus jeunes, le critère peut être physique (choses carrées ou rectangulaires, qui font du bruit, fragiles, pointues, qui ont une odeur, qui se mangent…). En classe de CE2-CM1-CM2, voici la règle à laquelle nous sommes parvenus, en l’affinant au fil des années.

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Kaleidos Junior ou Kaleidos, Spartaco Albertarelli et al., Cocktail Games

Règles

Chacun joue individuellement, à l’aide d’un crayon et d’une feuille. Une planche, choisie au hasard, est vidéoprojetée et un compte à rebours de quatre minutes est enclenché. L’enseignant participe. Il gagnera à déterminer lui-même la lettre imposée à tous (attention : le N fait surgir moult difficultés de liaison).

Pour information, la fréquence décroissante des initiales des mots français est la suivante : DCREPASMBTFIGLVHONJQUZKYWX. Il est utile d’en tenir compte pour que la correction ne s’éternise pas en cas de groupe d’élèves nombreux, ou pour gérer au mieux le temps disponible. Mieux vaut toutefois éviter de s’échouer dans le dernier tiers de cette liste alphabétique…

Les élèves sont invités à écrire tous les mots (noms, adjectifs, verbes) qu’ils repèrent. Ils peuvent le faire en français, mais sont également encouragés à utiliser toutes les langues pour lesquelles un dictionnaire bilingue est disponible dans la classe : anglais, espagnol, allemand, italien, arabe (lorsque la correspondance est possible), albanais, turc… À l’issue des quatre minutes de recherche, plus aucun mot ne peut être inscrit.

La parole est attribuée en priorité aux élèves les plus jeunes. Les volontaires se signalent et énoncent tous les mots qu’ils ont inscrits, précisant si nécessaire l’emplacement concerné sur l’illustration ou argumentant pour défendre leur réponse. Lorsque celle-ci est validée, les autres élèves l’ayant également inscrite se signalent en levant la main et tous marquent un point sur leur feuille à côté du terme concerné. Si un joueur est le seul à avoir inscrit un mot, il marque trois points. Les mots en langues étrangère voient leur valeur doublée (deux ou six points). Une fois la liste d’un joueur épuisée, la parole est donnée à un autre volontaire. L’enseignant intervient en dernier.

Gare à celui qui, par manque d’attention, proposerait un mot déjà énoncé : il perdrait alors un point. Lorsque tous les mots d’un joueur ont été proposés, par lui ou par ses camarades, il calcule alors son score total. Le classement général s’effectue par un compte oral croissant de l’enseignant au cours duquel les élèves lèvent la main au moment adéquat pour signaler le nombre de points qu’ils ont marqué.

Une recherche d’images sur Internet à l’aide des mots clés “Kaleidos planche” permet de se rendre compte de la richesse des illustrations des différentes éditions.

4 – Détrak
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Le jeu Détrak est un membre de la famille des duplicate, qui permet à un nombre potentiellement infini de joueurs de s’affronter, généralement simultanément, en bénéficiant de conditions de jeu identiques. Ici, le but est de marquer le plus grand nombre de points possible en remplissant progressivement une grille personnelle de cinq fois cinq cases avec des binômes de symboles imposés à tous par des lancers de dés successifs.

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Détrak (Criss Cross), Reiner Knizia, Gigamic

Règles et fiches sur le site de l’éditeur

Les choix individuels, la stratégie et, reconnaissons-le, une dose non négligeable de chance, mènent à une variabilité des scores surprenante. Il s’agit de constituer des suites de symboles identiques aussi longues que possible, en plaçant judicieusement chaque binôme annoncé (les symboles sont des slashs, des hashtags, mais ce pourraient aussi bien être des nombres de 1 à 6…). Une fois les règles comprises, une variante fournie permet de complexifier l’ensemble en incluant des malus et une ligne comptant double.

5 – Château Aventure
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Château Aventure ne nécessite pas de matériel, en dehors du livre que contient la boite, mais constitue sans doute la série d’activités la plus marquante que vous pourrez faire vivre à vos élèves à peine sortis de confinement. La mise en place d’une partie peut sembler déroutante de prime abord, car il vous faudra impérativement prendre le temps de lire attentivement et de comprendre la dizaine de pages qui constitue une histoire. Le mieux est certainement de faire vos gammes à l’aide du petit scénario «Port aux Singes», téléchargeable et imprimable depuis le lien indiqué plus haut, sur quelques cobayes volontaires de votre famille. Il est même possible de jouer par téléphone.

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Château Aventure, collectif, Iello

Les règles et deux aventures complètes sur le site de l’éditeur

Chacune des douze aventures de l’ouvrage (dont, outre le tutoriel, seules dix peuvent être proposées aux élèves) place l’ensemble des joueurs dans la peau d’un unique personnage, dont ils vont contrôler les actions à tour de rôle, de manière coopérative, afin de le mener à l’aboutissement de sa quête. C’est la logique qui préside au déroulement de l’histoire.

Le narrateur lit une introduction, par exemple : « Vous entrez dans une petite salle. Elle contient une chaise et un bureau à tiroir. Sur le bureau se trouve une enveloppe. » Puis il donne la parole à un joueur. Celui-ci peut décider de quitter ce lieu, de regarder l’enveloppe de plus près ou d’ouvrir le tiroir. En fonction de son choix, le meneur de jeu lira un passage différent du scénario. Les objets collectés sont notés au fur et à mesure et pourront s’avérer utiles ultérieurement. Il est même possible d’effectuer des «sauvegardes» (afin de ne pas devoir recommencer la partie du début si le personnage meurt en cours d’épopée), comme dans les tout premiers jeux vidéos qui ont utilisé ce procédé narratif à choix multiple. Une carte facilite le repérage du meneur de jeu dans le récit.

Habituellement, en classe, l’ordre des joueurs est déterminé par un circuit qui permet de s’assurer que tout le monde intervient équitablement. À son tour, un élève peut solliciter l’avis des trois camarades présents à sa table (la tension créée par certaines situations périlleuses rend la régulation de la parole de l’ensemble de la classe indispensable), mais la décision finale lui revient. Une exception est faite pour les «sauvegardes», qui ne constituent pas à proprement parler des décisions et permettent au joueur qui en déclenche une d’énoncer ensuite une action.

Il est possible de projeter la carte géographique correspondant à l’aventure (l’éditeur en fournit en ligne une version qui n’indique pas les objets à collecter, à la différence des cartes présentes dans la boite du jeu), mais ce n’est pas du tout indispensable. Les meneurs de jeu qui maitrisent un logiciel de retouche graphique se plairont à utiliser des calques pour offrir aux joueurs une découverte progressive de l’environnement du personnage. L’activité permet aux élèves de développer une conscience aigue des contraintes narratives, et au meneur de jeu d’exercer sa capacité d’improvisation lorsqu’une action proposée n’a pas été prévue dans le guide. Sans compter qu’il n’est pas rare qu’après quelques aventures éclosent spontanément des scénarios faits-maison dans les cahiers de brouillon !

6 – Boutabou
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Boutabou est un petit jeu de type duplicate qui amène les élèves à s’interroger sur les ordres de grandeur, les écarts et les probabilités. Le but est de marquer le plus grand nombre de points en réalisant les plus longues séries possibles de nombres dans l’ordre croissant. Vingt tuiles parmi quarante sont extraites d’un sac, l’une après l’autre. Chaque joueur doit inscrire leur valeur au fur et à mesure dans une des case de sa feuille personnelle. Prendra-t-il un risque susceptible de rapporter beaucoup de points ou préfèrera-t-il s’assurer d’un score plus faible ?

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Boutabou (Streams), Yoshihisa Itsubaki, Asmod

La règle en vidéo sur le site VidéoRègles.net

Malheureusement, Boutabou semble être actuellement en fin de série et les boutiques qui le proposent en ligne à un prix honnête ont tendance à se raréfier. Espérons que ce n’est que temporaire… En attendant une hypothétique réédition, une recherche d’images, quelques découpages de morceaux de papier pour remplacer temporairement les tuiles et la vidéorègle permettent de se faire une idée plus précise des intérêts de ce jeu. On peut même imaginer une annonce en langue étrangère des numéros tirés…

D’autres jeux ?

Nombre d’autres jeux sont susceptibles, au prix parfois de quelques menues adaptations, de répondre aux contraintes sanitaires actuelles. C’est le cas de ceux reprenant le principe du duplicate (Connections, RailRoad Ink, Penny Papers, Trails of Tucana, Take it easy, Cartographers, Welcome to your perfect home, Demeter…), ceux où un seul joueur peut manipuler l’ensemble du matériel (Similo, Association 10 dés, Par Odin, Contrario pour les plus grands), ceux où chacun manipule uniquement ses outils (telle une adaptation sur ardoise de Pikto, plus lisible à distance que le matériel fourni) ou, mieux encore, ceux ne nécessitant, tout compte fait, pas de matériel (Unanimo).

Sur les sites de vente par correspondance, les sites spécialisés (BoardGameGeek, Jedisjeux, Tric Trac) ou les pages Facebook thématiques, il peut être utile de surveiller particulièrement les jeux annoncés à partir de un joueur (comme la série The Key, sorte d’improbable Cluedo jouable et rejouable en solo, chez Haba) ou, inversement, adaptés à plus d’une dizaine d’entre eux. Ces jeux se prêtent plus facilement que les autres à une utilisation pédacovidogique.

Un petit tour sur BoardGameGeek (par une recherche Internet consistant à taper le nom du jeu accompagné des initiales BGG) permet de se faire une idée souvent assez juste de l’intérêt ludique de l’objet. À partir de 8/10, on a toujours affaire à un bon jeu. Méfiance en-dessous de 7/10 (sauf si le mécanisme est très particulier, comme dans Boutabou). Il convient de retirer environ un point aux jeux à licence StarWars, Marvel ou Harry Potter, à ceux possédant des figurines à peindre ou ayant bénéficié d’un financement sur Kickstarter (pour d’obscures raisons qu’il n’est pas utile de détailler ici, ces éléments entrainent systématiquement une surcote). Le nombre de votants (ratings) est également à prendre en compte pour apprécier la validité de la note (à moins de vingt votes, elle n’est guère fiable, sauf si elle est mauvaise).

Où les trouver ?

Le monde du jeu de société est en pleine mutation. Plusieurs centaines de nouveaux titres sont édités chaque année, mais rares sont les auteurs qui parviennent à vivre de leurs créations. À la différence des livres, auxquels les supports numériques commencent à offrir une seconde vie, éternelle, un jeu qui ne rencontre pas rapidement son public disparait généralement définitivement, une fois ses derniers exemplaires bradés. L’essor brutal du financement participatif (Kickstarter, Ulule, KissKissBankBank…) remet d’ailleurs en question depuis peu le rôle-même des éditeurs…

Les boutiques de jeux de société sont relativement rares, souvent fragiles et il y a fort à craindre que certaines ne se relèveront pas de la crise sanitaire du Covid-19. Si vous avez la chance d’habiter à proximité de l’une d’entre elles, celle-ci vous saura gré de lui réserver vos achats. Si vous n’avez pas cette chance, d’autres boutiques, souvent un peu plus importantes (mais tout aussi sympathiques), livrent efficacement dans toute la France métropolitaine voir par exemple ce réseau regroupant des boutiques indépendantes, Les Boutiques Ludiques).

À l’école, la pratique du jeu de société est encore souvent reléguée à un rôle périscolaire. Voilà qui est bien dommage, car l’essentiel du jeu de société ne consiste-t-il pas à résoudre de façon optimale et plaisante une situation-problème ? Quand, en plus, la coopération s’en mêle… Pourquoi hésiterait-on ?

Bruce Demaugé-Bost
Professeur des écoles à Vaux-en-Velin

Merci à Sylvain Connac, Agnès Crépy, Patrice Ponce (de Lud’m à Montpellier) et Isabelle Quimbetz pour leurs contributions ludiques.