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L’espace scolaire est un espace politique

Michel Lussault place son propos sous le signe de Georges Perec, qui écrivait, dans Espèces d’espaces (éditions Galilée, 1974) : « Vivre, c’est passer d’un espace à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner… », Exister est une action spatiale permanente, et notre existence nous oblige à fabriquer sans cesse des espaces de vie. Si on estime que l’éducation ne peut pas éluder cette dimension, alors elle doit en faire quelque chose… Il en est bien question dans les programmes, par exemple avec le concept d’« habiter » dans les programmes de 6e : « L’étude des « modes d’habiter » doit faire entrer très simplement les élèves dans le raisonnement géographique par la découverte, l’analyse et la compréhension des relations dynamiques que les « habitants », individus et sociétés, entretiennent à différentes échelles avec les lieux dont ils ont la pratique. » (Ressources Eduscol) Mais qu’en fait-on ?

Partant de l’expérience des élèves dans leur milieu de vie, dit Michel Lussault, on pourrait construire le concept de localisation non réduit à sa dimension cartographique : que reste-t-il à un individu de sa pratique spatiale ? Qu’en retient-il ? Qu’est-ce qui le nourrit sans qu’il en soit conscient ? Qu’est-ce qu’il en transfère ? Mais pour cela il faut lutter contre le refus de l’apprentissage formel de voir ce que l’expérience des adolescents pourrait apporter ; l’école semble trop souvent considérer qu’utiliser l’expérience personnelle des individus gênerait les apprentissages… Il est pourtant vital que cette prise en compte des interactions réelles vécues par les élèves avec et dans leur environnement aide à les penser, à nommer ce qui s’acquiert dans ces interactions, et même à résister à l’asservissement des environnements tel que le pratiquent les Gafam[[Acronyme désignant cinq grandes firmes américaines du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.]].

Déconstruire les évidences

Pour l’institution Éducation nationale, la question scolaire n’est guère une question d’espace (sauf au sens d’infrastructures à gérer techniquement) et la « forme » des lieux scolaires revêt une sorte d’évidence. Mais le rôle des sciences est justement de déconstruire les évidences, dit Michel Lussault. On sait bien que toutes les idéologies identitaires veulent nous faire considérer les espaces de vie comme des invariants… Il y a donc urgence à montrer qu’ils ne sont pas « naturels ». Car ces espaces de vie sont des « faire avec » les environnements qui nous sont proposés, et nous abordons trop rarement la question de l’école et des apprentissages avec cette grille-là.

Pourtant, il rappelle que les élèves vont bien vivre des expériences de spatialités d’apprentissages formels dans les classes : la salle de classe est un espace comme un autre, où les élèves acquièrent certes des compétences programmées, mais en acquièrent aussi d’autres qui sont leurs expériences propres de la salle de géographie ou de maths. Peu de travaux sont menés là-dessus (sauf sous l’angle de l’ergonomie). Seuls peut-être certaines disciplines comme les arts plastiques ou l’EPS (Éducation physique et sportive) savent transformer leur espace.

L’espace de l’école est bien un espace géopolitique. Muriel Monnard[[Muriel Monnard, Lutte des places dans la société des pairs : une ethnographie scolaire dans trois cycles d’orientation genevois, thèse de doctorat, Genève 2017.]] montre comment, à l’intérieur de l’école, les jeunes organisent leur spatialité pour acquérir une position dans le groupe de pairs, ce qui met à mal le discours des adultes sur l’école sanctuaire et devrait faire réfléchir sur les frontières entre école et environnement extérieur. Il faudrait enseigner cela en formation comme manière d’impulser des réflexions sur l’espace de la classe.
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Autre exemple, celui des classes de CP à 12 en éducation prioritaire : leur mise en place n’a pas vraiment changé l’organisation spatiale des classes, la centralité de la place du maître par exemple, alors que le dispositif « plus de maîtres que de classes » avait des effets spatiaux beaucoup plus importants : la coprésence de deux enseignants remettant en cause la centralité du maître. D’une façon plus large, il s’agit de se poser la question : que se passe-t-il en termes d’apprentissage et de pouvoir dans la classe lorsque l’on recode différemment ? Ces questions ouvrent sur le fait que, dès qu’il y a de l’interspatialité il y a de la géopolitique, c’est-à-dire une définition des relations de distance entre les individus.

Des champs de réflexion pour l’éducation nouvelle

Il y a bien une dimension spatiale de la justice sociale, de la justice (ou injustice) scolaire, une dimension occultée que l’éducation nouvelle doit questionner avec insistance. Car ce qui circule dans les géopolitiques intrascolaires, ce sont aussi les effets de pouvoir importés de l’extérieur de l’école, les effets des positions sociales que les élèves trimballent avec eux. Pensons aux effets d’adresse ou de quartier, qui portent une marque de dévalorisation sur un individu avant même qu’il ait pu faire quelque chose. Ainsi dit-on souvent d’un élève qu’il « s’en est sorti » en fonction de ce qu’on sait de son adresse et du pronostic que l’on en tire, mais se sortir de quoi ? Ces effets d’injustice viennent biaiser toutes les relations, y compris sous la forme des prophéties autoréalisatrices. Mais l’institution a tendance à mettre cette poussière sous le tapis, et à nier son existence en promouvant la méritocratie républicaine et l’égal traitement des territoires.

Les acteurs de l’éducation nouvelle doivent œuvrer à la prise en compte de l’espace dans les actes d’apprentissage, ce qui est une façon de se situer solidement dans le champ éthique et le champ politique.

Florence Castincaud


Voir la vidéo de la conférence de Michel Lussault

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