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Internet, nouveau Far West ?

Morale et numérique ? J’en vois venir certains qui penseraient aussitôt risques, dérives, harcèlement voire pédophilie et nazisme ! Ne comptez pas sur moi pour nourrir ces diabolisations et vouloir moraliser internet. Je ne nie pas ces risques, à relativiser cependant, et crois profondément qu’internet n’est qu’un vecteur de questions morales qui préexistaient et qu’il n’a pas créées. Tout au plus en modifie-t-il parfois les conséquences.

Il me semble plus intéressant de tenter de déterminer si internet et la culture numérique, qui font partie intégrante de notre société, modifient, réinterrogent ou remettent au gout du jour certaines de nos valeurs morales.

En effet, les valeurs auxquelles on se réfère pour se forger un jugement moral n’ont de sens qu’en contexte. C’est ce nouvel environnement qu’il faut explorer avec nos élèves, pour les faire réfléchir à des problématiques qui les touchent, qu’il faut étudier pour nous-mêmes, en nous donnant l’occasion de nous « mettre à jour » tant en préparant les thèmes à aborder qu’au cours des échanges. Nous allons voir ensemble quelques pistes possibles à explorer pouvant être facilement scénarisées sous forme de dilemme moral.

Copier, est-ce forcément voler ?

Voilà un thème intéressant et à l’ordre du jour pour tous. Quand nous étions adolescents, enregistrer les tubes du moment à la radio sur des cassettes audios ne nous posait pas de cas de conscience et nous les échangions sans problème entre nous. Mais maintenant, c’est tout juste si on ne dit pas aux jeunes que « partager, c’est mal ». Pirater de la musique sur internet n’est pas fondamentalement différent, mais pas non plus similaire. L’intention reste la même : écouter la musique qu’on aime sans dépenser son argent de poche. Mais la copie est parfaite et Hadopi est passée par là. Alors atteinte grave au droit d’auteur, à l’industrie du disque, ou formidable opportunité de faire connaitre des artistes qui n’ont pas leurs entrées dans les médias traditionnels ?

Ce sujet épineux en amène un autre, brulant en ce moment, celui du droit d’auteur.

Le droit d’auteur est-il toujours légitime ?

Respecter le droit d’auteur est compliqué, ce n’est pas nouveau. Quel enseignant pourrait affirmer être toujours resté dans les clous, ne serait-ce que dans l’exercice de sa fonction ? Même avec les cas d’exceptions pédagogiques très minimes et presque impossibles à cerner, qui n’a jamais donné à ses élèves une photocopie d’ouvrage, diffusé en classe un film ou une musique sous droits ? Avec internet, l’accessibilité aux œuvres devient massive et facile, le partage de la culture se fait au détriment des règles à respecter. Manifestement, les lois actuelles sont de plus en plus inadaptées. Pourtant les auteurs doivent pouvoir vivre de leur travail, demande légitime. D’un autre côté, ces droits perdurent longtemps après leur décès, d’autres manœuvres (pas toujours faciles à comprendre) permises par la loi empêchent de nombreuses œuvres de tomber dans le domaine public. Le droit d’auteur est légitimement défendu, alors que le domaine public n’est porté par personne et n’existe que par défaut. Voilà un nouveau terrain de revendications et de défense des biens communs à investir !

Que penser des DRM[[Digital Rights Management : il s’agit de mesures techniques de protection qui ont pour objectif de contrôler l’utilisation qui est faite des œuvres numériques.]] et protections diverses qui empêchent de disposer librement de ce que l’on a acheté ? Dans de nombreux cas d’achat légal d’œuvres en ligne, on ne peut pas les prêter, les revendre, en faire une copie privée, ou les léguer après son décès. Un achat devient un simple droit d’usage restreint, est-ce normal ?

Transparence

Autre question intéressante : que penser de la transparence ? Doit-elle être totale ? Que fait-on des secrets d’État ? Wikileaks est-elle une organisation héroïque et salutaire ou dangereuse et nuisible ? Creuser avec des élèves ce qu’elle a révélé, comment, avec quelles précautions et quelles conséquences me semble un travail de réflexion complexe et passionnant.

Liberté versus contrôle

Vaut-il mieux être libre dans un internet neutre qui comporte des dangers, ou en sécurité dans un internet contrôlé ? On retrouve ici le dilemme de la chèvre de monsieur Seguin, mais dans un contexte bien différent. La question de la neutralité des tuyaux et de la censure éventuelle par les hébergeurs de contenus illégaux ou jugés comme tels (mais pas forcément par des juges) est vive et touche à nos libertés fondamentales. Et puis, il y a aussi le problème de ce que l’on voudrait garder privé. La communication totale vaut-elle le risque d’une surveillance globale ?

Le plus savant est-il forcément celui qui a des diplômes ?

À l’ère de Wikipédia, chacun peut faire autorité dans un domaine sans avoir à montrer ses diplômes. Les compétences d’un internaute seulement identifié par un pseudonyme peuvent être attestées par la capacité collective de régulation et de validation d’autres internautes : est-ce légitime ? Plus ou moins fiable que des diplômes officiels ? Est-ce juste qu’un expert reconnu dans son domaine puisse se faire corriger sur une encyclopédie participative ou dans un forum par un internaute lambda ? Cette remise en cause des hiérarchies dans le domaine du Savoir (avec un grand S) est-elle une chance ou un danger, ou les deux ?

Aujourd’hui, même un enfant (avec sa classe par exemple) peut ajouter du savoir au Savoir de l’humanité et le diffuser.

Pirates ou héros des temps modernes ?

Hacker un site pour une bonne cause, rentrer dans des fichiers sensibles pour démontrer une faille de sécurité, partager en ligne des contenus culturels pour diffuser la culture (ou gagner de l’argent ?) : les pirates d’aujourd’hui sont-ils curieux, inventifs et idéalistes ou malfaisants, maffieux et voleurs ? Qu’ils soient glorifiés ou condamnés, embauchés pour protéger ou jetés en prison, il n’est pas évident de se forger un avis tant sur leurs intentions que sur les conséquences possibles de leurs actes. Néanmoins, ils nous forcent à réfléchir et à considérer sous un autre angle nombre de situations posant des dilemmes moraux.

Le web, espace de liberté ou d’aliénation ?

Le web est un espace citoyen auquel tout le monde a accès directement, pas seulement les États ou les marchands. Chacun peut s’y exprimer (pour peu qu’il maitrise suffisamment l’écrit et les codes de communication) ; on atteint enfin presque les conditions permettant de respecter l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Une vraie liberté d’expression possible pour (presque) tous, une prise de parole libre et facile, une horizontalité qui permet de gommer les différences sociales ne doit pas occulter les manipulations subtiles permises par internet et les réseaux. Nos données et nos habitudes sont collectées ; les résultats de nos recherches sont personnalisés pour mieux nous vendre services et marchandises divers ; ce qui semble gratuit ne l’est pas forcément au final et peut nous enfermer sans que nous en ayons vraiment conscience. Comment se positionner par rapport à ces opportunités et à ces risques en s’informant, en acceptant de prendre des risques mesurés, tout en ayant conscience que nous ne maitriserons jamais totalement ces enjeux ?

Construire du collectif ou de l’individualisme ?

Avec le numérique, chacun est devant son écran, s’occupant de ses affaires et de ce qui l’intéresse. Mais ces outils contribuent également à élargir le champ de l’entraide. Elle devient possible à distance et à travers le temps, le soutien moral via des forums ou des médias sociaux est monnaie courante, les échanges de services entre particuliers sont aussi facilités. Il devient aussi plus aisé de soutenir financièrement les causes qui nous tiennent à cœur et même des projets de jeunes entrepreneurs via des sites dédiés où, pour quelques euros, chacun peut contribuer à la création d’un nouveau jeu de société, financer un reportage, une revue, une bande dessinée ou un projet de développement dans un pays pauvre. On peut en quelque sorte se montrer solidaire avec ce qui nous touche individuellement. Relever avec nos élèves des exemples de projets qui ont vu le jour via ces nouveaux canaux est une bonne manière d’encourager ces démarches et de contrer l’impression trompeuse donnée par certains médias qui insistent à propos du numérique sur toutes les dérives menant au harcèlement et au suicide. Elles existent certes, mais les belles histoires aussi !

On rejoint vite des questions de droit : les lois doivent et vont évoluer devant ces changements de contextes, aidons nos élèves à en être les acteurs et les défenseurs. On rejoint aussi des questions de psychologie : il nous faut maintenant être capables d’empathie à distance, pouvoir anticiper sur les effets de ce que l’on publie sur le Net, qui peut heurter ou blesser quelqu’un de l’autre côté de l’écran, savoir qu’il ne suffit pas de ne se préoccuper que du destinataire prévu, mais aussi des autres lecteurs possibles que l’on ne connait même pas. Enfin, le numérique interroge profondément l’école et la société dans son ensemble : horizontalité, partage du savoir, etc. À nous d’affuter l’esprit critique de nos élèves (et le nôtre par la même occasion), afin de les aider à relever les nouveaux défis qui les attendent.

Stéphanie de Vanssay


Éduquer à internet

Comment éduquer nos élèves à un usage éthique d’internet ? Tout d’abord, en utilisant autant que possible le numérique dans le cadre de nos cours et de notre relation pédagogique avec nos élèves (contenus disponibles en ligne, groupes d’entraide via les réseaux, etc.). Cela génère inévitablement des questions qui vont se poser en contexte réel d’utilisation, et donc prendre tout leur sens. On peut alors en sélectionner certaines pour mener des débats à visée philosophique par exemple. Ensuite, l’actualité, l’éducation aux médias, les thèmes abordés dans de nombreuses disciplines sont des portes ouvertes que l’on peut saisir. Il est probable que les propositions qui émaillent ce dossier puissent permettre de traiter aussi des thématiques autour de la morale laïque et le numérique.