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La musique comme représentation du monde ?

Où l’auteur, enseignant et musicien, nous montre que lier sciences et arts permet toujours de donner un sens au monde.

La place de la musique dans les arts libéraux du Moyen Âge et jusqu’à la fin de la Renaissance était curieuse : elle figurait parmi les disciplines du quadrivium, disciplines qu’on appellerait maintenant scientifiques, avec la géométrie, l’arithmétique et l’astronomie. Il s’agissait de représenter le monde : l’arithmétique le dénombrait, la géométrie le dessinait, l’astronomie le regardait, et la musique en donnait une expression sensible, tendait à faire entendre une musique céleste parfaite, celle des sphères, musique qui était, pour les Anciens, celle de Dieu. On trouvait, dans les traités musicaux, de longues pages expliquant les proportions, les rapports entre les notes, passages abscons que les étudiants évitent souvent avec soin.

La musique peut-elle encore jouer ce rôle dans le cadre interdisciplinaire ?

JOUER ET MARCHER EN MESURE

La musique a pu servir à calculer le temps qui passait ; comment mesurer précisément une durée sans instrument approprié, sans chronomètre, sans montre, sans précision inférieure à la minute ? Le métronome ne fut inventé qu’au début du XVIIIe siècle précédé, quelques décennies plus tôt, d’un instrument muet : un simple balancier qui oscillait, fixé à une toise graduée ; ici, pas de tictac rythmant le temps, pas de bruit, juste un mouvement qu’il fallait par conséquent avoir à l’œil ! On sait que Galilée fredonnait des chansons pour mesurer certaines durées, peut-être des mélodies de son père, Vincenzo. La mesure musicale prend une dimension bien plus importante qu’un simple repère sur une portée : l’instrumentiste ou l’orchestre jouait et obtenait des points de repère qui donnaient non un temps en secondes, mais en mesures, en unités sonores. Ainsi l’éducation musicale peut devenir une mesure du temps, en collaboration avec des disciplines scientifiques, et on se servira de la mesure pour chercher et calculer des proportions, par exemple. On marchait en musique également. Les armées montaient au combat précédées de jeunes musiciens battant tambours, jouant du fifre, sonnant trompettes. Les Écossais avaient leurs kilts et leurs cornemuses. Pourquoi donc sacrifier d’abord les musiciens ? Là encore, la musique dessinait ce qu’on ne pouvait pas voir. Les chefs, sur une hauteur, loin souvent du combat bruyant, communiquaient leurs ordres à leurs corps d’armée avec les cuivres sonores. Les musiciens, au loin, indiquaient la position et le mouvement de tel régiment avec sa musique ou sa sonnerie particulière.

LA MUSIQUE COMME VIBRATION

Pendant des siècles, on apprenait qu’une corde vibrant à la quinte était en proportion des deux tiers à celle qui faisait entendre l’octave, à la quarte des trois quarts ; la combinaison des intervalles et des cordes faisait sonner la musique. Souvent, d’ailleurs, les représentations graphiques se servaient de ces proportions musicales ; David jouant de la harpe pince deux cordes écartées d’une quinte, intervalle parfait ; tel encadrement est dessiné à une distance d’un septième de la hauteur de la miniature, l’intervalle d’un ton musical. Les proportions graphiques devenaient, pour ceux qui savaient les lire et les entendre, des sons, des accords. Alors, construire un ou plusieurs monocordes en technologie, l’Ariel des pédagogues Freinet[[enf_note]On trouvera une description de ce bel instrument sur le site de l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne) :http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/3598[/enf_note], mesurer les proportions ou les poids suspendus qui les tendent en mathématiques, et s’en servir pour quelques créations contemporaines en éducation musicale permettent d’appréhender l’intervalle de bien des manières différentes, vivantes, sonores. Ou bien, en lycée, faire vibrer deux cordes en proportion de quintes et s’apercevoir que les nœuds de vibration, quelquefois, se superposent. Encore maintenant, l’oreille des accordeurs de piano ou de clavecin est bien meilleure que le plus précis des accordeurs électroniques : elle seule peut réaliser sa tâche « avec gout », aurait-on dit à l’époque baroque.

LA MUSIQUE COMME RÉSONANCE

Des musiciens créatifs, curieux, François et Bernard Baschet, des ingénieurs, travaillèrent dans les années 1950 sur la vibration des matériaux. Leurs expérimentations acoustiques, des tiges métalliques ou de cristal fixées à des cônes de Plexiglas ou de métal, attirèrent rapidement l’attention des compositeurs de musique concrète, style avant-gardiste représenté par Pierre Schæffer et Pierre Henry. Comment une vibration peut-elle être conduite vers un dispositif amplifiant non électrique, naturel, puis vers l’oreille ? Comment faire entendre à tous un élastique qui produit un faible son quand, tendu entre le pouce et l’index, l’enfant en fait une guitare imaginaire ? Déjà, l’approcher de la bouche ouverte permet de lui donner une autre dimension, encore bien timide : le principe de la caisse de résonance amplifiant une corde vibrante. Rapidement, des matériaux de récupération (des blocs de polystyrène dont on fait usage pour protéger nos appareils ménagers et qui sont jetés en décharge) ouvriront l’imaginaire des enfants : en reliant un pot quelconque à cette plaque sans valeur, on peut commencer à faire de la musique, on peut faire des drôles de sons, rigolos, sans rien, sans argent, juste en regardant autour de nous, un monde sonore s’ouvre alors. Et si, par hasard, on trouve un long ressort, l’élève curieux s’apercevra que la vibration sera entretenue par les mouvements oscillants des spires métalliques. Longtemps ma salle de musique a rassemblé un bric-à-brac d’objets bizarres que les collègues appelaient, en riant, des « gaffophones ». Les instruments modernes, électroniques et maintenant informatiques cachent le secret des choses : ils ne révèlent plus la magie de l’air qui vibre.

PRENDRE SA PLACE

Il est fascinant de voir les élèves, jusqu’en 5e et plus quelquefois, se disputer pour frapper sur un tambourin ou un bodhrán, ou même pour secouer de simples œufs en plastique remplis de grains de sable à peine sonores. Chanter en classe « Erev shel shoshanim », merveilleux poème d’amour hébreu, en l’accompagnant de ces trois instruments, prend une dimension musicale que les enfants n’imaginaient pas au début de l’apprentissage.

La musique met en jeu le corps, celui qui vibre, celui qui bouge. Chanter dans un chœur, c’est aussi ressentir ces vibrations produites par l’autre, par le groupe. Comme au Moyen Âge, elle peut venir de partout, car toujours elle fait entendre le monde. Certes, celui-ci a changé, il n’est plus le même, pris dans les découvertes ultérieures. La musique autorise le sujet, dans une aire de découverte inhabituelle (faire du bruit, produire des sons, c’est souvent interdit), à émerger dans le groupe, prendre sa place, un parmi les autres.

Jean-Charles Léon
Professeur de musique à Saint-Germain-sur-Morin (77)