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« La compétence la plus précieuse : bien se connaitre et prendre confiance en soi »

Photo d'Yves Dutercq

Photo d'Yves DutercqLes 8 et 9 novembre 2018, Yves Dutercq a présidé la conférence de comparaisons internationales du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire) sur l’éducation à l’orientation, organisée en partenariat avec le Cese, France Stratégie et le Ciep. Professeur en sciences de l’éducation à l’université de Nantes, il apporte son éclairage de chercheur sur les failles du système d’orientation en France et des solutions concrètes pour y remédier.
Quels principaux constats pouvez-vous faire concernant l’éducation à l’orientation des jeunes en France ?

En préparant le colloque du Cnesco sur l’éducation à l’orientation, nous avons observé que ce sont les enfants dont les familles disposent d’un faible capital culturel qui sont les premières victimes de la déficience de l’école en matière d’orientation, d’information et d’accompagnement des décisions. Et nous avons effectivement constaté que les politiques d’orientation des élèves conduites en France ne proposent pas d’objectifs clairs en matière de justice sociale et de promotion de la mobilité sociale, ce qui est d’autant plus pénalisant à l’ère de l’individualisation de l’action publique.

C’est dire la nécessité d’organiser sur le long terme un accompagnement informé des familles pour les aider à accéder à une autonomie de décision et ne pas subir en permanence la pression à court terme des résultats scolaires. Certaines innovations locales françaises sont précisément orientées vers l’aide à l’autonomie des élèves et des familles et des expériences conduites dans plusieurs pays pourraient aussi inspirer des mesures à prendre en France (dossier de suivi individuel des projets, plateforme internet unique d’information et de conseil, comme au Danemark ou en Australie, etc.)

La mise en œuvre à une échelle nationale et coordonnée de telles initiatives suppose des personnels informés qui leur soient dédiés dans une logique de collaboration, au premier rang desquels professeurs principaux formés ad hoc et PsyEN (psychologues de l’Éducation nationale). Ces derniers devraient être eux-mêmes moteurs du fonctionnement de la plateforme nationale d’information préconisée.

Quelles solutions préconisez-vous ?

À défaut d’une transformation à court terme de l’enseignement supérieur français, nous faisons trois suggestions. Premièrement, en cohérence avec la réforme récente du processus d’orientation, les professeurs principaux dédiés à l’orientation pourraient jouer à l’avenir un rôle de conseil continu auprès des élèves des établissements, fonction partiellement dissociée des avis des conseils de classe : ce serait affirmer l’établissement scolaire et ses acteurs comme espace de référence dans le parcours des jeunes.

Par ailleurs, les étudiants qui s’inscrivent dans un cheminement complexe (réorientations) pourraient bénéficier d’un conseil régulier auprès d’une instance qui les connaisse et dans laquelle ils aient confiance, rôle qui pourrait être dévolu aux PsyEN dans le cadre de la plateforme.

Enfin, afin de lutter contre la persistance des déterminismes (sociaux, spatiaux, de genre, etc.), il serait opportun de s’inspirer des expériences internationales en matière de développement de passerelles entre les différents types de formation supérieure, mais aussi par rapport à la formation initiale et en alternance (Allemagne, Suisse, Autriche). Au contraire, en France, les jeunes travailleurs qui veulent retourner à l’université ne sont guère encouragés et, par exemple, soumis à des frais d’inscription très supérieurs à ceux des étudiants initiaux.

D’après l’enquête du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) pour le Cnesco réalisée cette année, « seuls 27 % des principaux et 36 % des proviseurs se disent formés à l’orientation », alors qu’ils sont au cœur du processus, en donnant leur avis sur les vœux d’orientation des élèves. Comment l’expliquez-vous ?

Ces chiffres ne nous étonnent guère. Les établissements scolaires sont les lieux de référence pour le conseil et la décision en matière d’orientation. Or, d’une part, les PsyEN sont trop peu nombreux et ne peuvent donc répondre à toutes les demandes des élèves, et, d’autre part, les personnels des établissements supposés assurer les principales missions en matière d’orientation ne sont guère ou pas du tout formés pour cela, que ce soit les professeurs ou les chefs d’établissement. Rien dans leur formation initiale n’est prévu pour répondre à cette mission, et c’est sur le tas qu’ils se forment pour la plupart, car la formation continue est elle-même également insuffisante.

Dans tous les cas, les missions et les responsabilités des chefs d’établissement aujourd’hui sont si nombreuses et si diverses qu’on voit mal comment ils pourraient répondre à celle d’orientation des élèves sans la déléguer à des personnels effectivement formés et qualifiés, adjoint ou professeurs principaux volontaires.

Les élèves sont en demande « d’activités sur la connaissance de soi », déterminante pour le choix de leur orientation, avant même la connaissance des formations et des métiers. Or, les PsyEN voient leurs effectifs baisser (ils sont 1 pour 1200 élèves dans le public)…

Dans les programmes d’éducation à l’orientation développés de manière précoce dans certains pays, comme le Canada, la Finlande ou la Suède, c’est précisément sur ces activités visant à une meilleure connaissance de soi qu’ils se focalisent dans les enseignements spécialisés proposés à l’école primaire. L’objectif est de développer, dès leur plus jeune âge, la capacité des individus à faire des choix correspondant à la fois à leurs capabilités et au projet qui leur tient à cœur, à renoncer aussi dans certains cas à des projets inadaptés ou illusoires.

Par ailleurs, une meilleure connaissance de soi est particulièrement utile dans une carrière qui sera désormais marquée par davantage d’inflexions, de reconversions ou tout au moins de changement d’employeurs que par le passé. Elle est également indispensable pour évoluer dans un monde où chacun se trouve « responsabilisé », c’est-à-dire comptable de ses choix qu’il doit le plus tôt possible assumer individuellement.

Cela suppose, d’une part, d’y avoir été bien préparé durant son enfance et sa jeunesse, et, d’autre part, d’avoir mis à profit cette période de formation pour acquérir la compétence la plus précieuse : bien se connaître et prendre confiance en soi. On sait que les évaluations internationales pointent régulièrement le déficit des élèves français sur ce point : notre école ne sait pas leur donner la confiance en soi qui aide à réussir. C’est sans doute une des vocations essentielles de l’éducation à l’orientation dont nous estimons qu’elle doit très vite se développer dans les écoles françaises.

« Un tiers des jeunes considèrent ne pas avoir reçu du tout d’accompagnement » : qui sont ces jeunes ? Où sont-ils scolarisés ?

Le rapport que nous avons préparé pour la conférence du Cnesco met en évidence des déterminismes persistants qui brident les ambitions et restreignent l’horizon des choix d’orientation possibles. Ils sont notamment liés à l’origine sociale, au genre, au lieu de résidence et à l’établissement de scolarité. Les recherches récentes montrent que ces déterminismes se combinent bien souvent. Ainsi les disparités territoriales et d’établissements agissent sur le comportement des élèves et leurs choix d’orientation, mais plus fortement quand ils sont issus des milieux populaires d’où l’expression désormais couramment utilisée d’inégalités sociospatiales. Le travail de Nadia Nakhili1 explique par exemple que les aspirations des lycéens sont affectées par le type de lycée dans lequel ils sont scolarisés et en particulier par sa composition sociale. L’effet établissement peut ainsi brider les élèves les moins favorisés.

Les filles continuent à être contraintes à des choix de compromis de façon à concilier activité professionnelle et responsabilités familiales traditionnelles. Yaël Brinbaum et Christine Guégnard2 constatent enfin que le parcours des enfants de l’immigration est marqué par une forte détermination de leur orientation, en particulier pour ceux issus du Maghreb et d’Afrique subsaharienne : dans le secondaire, ils subissent plus souvent une orientation vers les filières professionnelles, dans le supérieur, ils entrent davantage à l’université en dépit de leurs préférences pour les formations professionnelles supérieures. Ces désajustements ont un impact négatif fort sur la réussite dans leurs études puis sur leur insertion professionnelle.

Un élève sur cinq a recours à un « coach privé ». Un qualificatif qui n’implique pas forcément de compétences en orientation des jeunes… Se dirige-t-on vers une privatisation de l’orientation, avec la bénédiction de l’Éducation nationale ?

L’enquête commandée par le Cnesco montre en effet le développement du coaching privé, mais avec deux formes différentes. L’une est gratuite car exercé par des bénévoles, l’autre est payante et permet à des spécialistes autodéclarés de profiter de l’insuffisance de l’offre publique et de l’absence de contrôle par les autorités compétentes. Ce développement me paraît être une suite logique de celui de l’offre de cours privés de soutien scolaire qui rencontre un grand succès depuis dix ans, notamment grâce aux avantages fiscaux accordés aux familles qui y recourent.

Cette inflation d’une offre marchande, que ce soit en matière de coaching ou de soutien scolaire, signale une déficience du système d’éducation et de formation, mais correspond aussi à un mouvement général de défiance envers l’offre publique gratuite et de croyance en une meilleure efficacité de services proposés par des organismes privés payants. Une partie des parents, très méfiante envers tout ce qui relève du service public, en est persuadée, et il sera difficile de lui faire changer d’avis. Mais les choix d’orientation sont devenus si déterminants pour la réussite dans les études et dans la vie professionnelle qu’on ne peut admettre que l’État s’en désintéresse et qu’il faut au contraire considérer que l’éducation à l’orientation et l’accompagnement des choix sont des missions incontournables du système d’éducation et de formation.

Propos recueillis par Cécile Blanchard et Natacha Lefauconnier

 

Sur la base des travaux de la conférence de comparaisons internationales, et de deux enquêtes, l’une auprès des jeunes de 18-25 ans et l’autre des chefs d’établissement, le Cnesco propose cinq « principes essentiels » pour mettre en œuvre une véritable éducation à l’orientation :

  • Apprendre à s’orienter plutôt qu’« être orienté » ;
  • Mettre en place un continuum de l’éducation à l’orientation de l’enseignement scolaire à l’enseignement supérieur afin de faciliter l’orientation tout au long de la vie et de lutter efficacement contre les inégalités ;
  • Mettre en œuvre certaines actions liées à l’orientation dans le cadre de classes entières pour limiter l’autocensure ;
  • Permettre des parcours individualisés plutôt que des orientations définitives et des parcours fortement séparés ;
  • Favoriser l’interaction de l’école avec les autres parties prenantes.

Le dossier du Cnesco sur l’orientation des élèves

Les préconisations du Conseil

 


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Notes
  1. « Orientation après le bac:quand le lycée fait la différence », Bref (Bulletin de recherche emploi-formation du Céreq), n° 271, février 2010.
  2. Le sentiment de discrimination des descendants d’immigrés : reflet d’une orientation contrariée et d’un chômage persistant, Presses de Sciences po, 2012.