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Histoire de la démocratie scolaire à l’école primaire
Durant toute la première moitié du 19e siècle, les deux « modes » pédagogiques qui se disputaient alors le leadership de l’école (à savoir le « mode simultané » des Frères des écoles chrétiennes, et le « mode mutuel » de la Société pour l’instruction élémentaire d’obédience politiquement libérale) considéraient à l’évidence que leur « mode » d’organisation scolaire devait être homologue au type de société qu’ils souhaitaient et soutenaient.
Le « mode simultané » des Frères des écoles chrétiennes apparaît aux protagonistes comme le « mode » même, dans son organisation et sa pédagogie, d’une conception théocratique de la société, celle des « ultra-royalistes » qui veulent restaurer l’Ancien régime, une monarchie absolue de droit divin. Leur première vertu est évidemment l’obéissance: « L’obéissance est une vertu par laquelle on soumet sa volonté et son jugement à un homme comme tenant la place de Dieu.[[Recueil de différents petits traités à l’usage des Frères des écoles chrétiennes, par Jean-Baptiste de La Salle, fondateur de l’institut des Frères des écoles chrétiennes, 1711.]] » Leurs autres vertus sont la régularité, l’humilité, la modestie. Il s’agit de discipliner, de se discipliner. Le maître s’occupe à tout moment de tous les élèves (d’où le nom de « mode simultané »). L’autorité magistrale est au cœur de cette ambition et de ce dispositif.
Le mode mutuel et la monarchie constitutionnelle
Le « mode mutuel » de la Société pour l’instruction élémentaire est perçu et explicitement décrit par les protagonistes comme l’expression pédagogique du libéralisme et de la monarchie constitutionnelle. Selon Mme Guizot (l’épouse du ministre de l’Instruction publique en 1833), « l’enseignement mutuel est le régime constitutionnel introduit dans l’éducation ; c’est la Charte qui assure à l’enfant la part de sa volonté dans la loi à laquelle il obéit ».
Dès 1816, le Bulletin de la Société pour l’Instruction élémentaire affirme que l’« on chercherait vainement ailleurs une plus fidèle image d’une monarchie constitutionnelle ; la règle, comme la loi, s’y étend à tout, y domine tout, et protégerait au besoin l’élève contre le moniteur et contre le maître lui-même. L’instituteur représente le monarque. Il a ses moniteurs généraux qui, comme ses ministres, gouvernent sous lui ; ceux-ci à leur tour sont secondés par des moniteurs particuliers, pareils aux fonctionnaires préposés à tous les services publics. A l’ombre de cette organisation vraiment gouvernementale, la masse des élèves a ses droits ainsi que la nation. »
Le « mode mutuel » (appelé monitoring system en Angleterre, d’où il provient) tient son nom de la place qu’il accorde aux « moniteurs », élèves conduisant l’instruction des autres élèves. Les « moniteurs généraux » (un par discipline) commandent à toute l’école, sous la surveillance directe du maître, en dirigeant les « moniteurs particuliers ». D’autres fonctions sont assurées par le « moniteur général d’ordre », le « moniteur portier » ou les « moniteurs de quartier ». On peut être moniteur pour une discipline ou une fonction et « monitoré » pour une autre. D’où le titre de « mode mutuel ».
Jury d’enfants
Le mérite est récompensé par l’accès aux différents postes de moniteurs ; ce qui ouvre, par ailleurs, à la possibilité de participer à un jury d’enfants. En effet, lorsqu’il y a faute grave, le maître constitue un jury (composé des élèves les plus distingués parmi les moniteurs) chargé d’instruire le procès et de prononcer la peine (le maître n’intervient plus après la nomination du jury).
C’est aussi ce qui ne peut pas être admis par des ultraroyalistes, par les partisans de la monarchie absolue de droit divin. Lamennais s’insurge : « On y dénature la notion même de pouvoir en remettant à l’enfance le commandement et en rendant l’autorité aussi mobile que la variété de trois cents marmots… qui doivent conclure que le pouvoir est une supériorité de l’esprit et qu’il appartient de droit au plus habile. » Or, dans une vision théocratique, l’autorité vient de Dieu seul, et la supériorité, de l’élection par Dieu. D’où la conclusion et la condamnation finale : « Habituer les enfants au commandement, leur déléguer l’autorité magistrale, n’est-ce pas là prendre le contrepied de l’ancienne éducation, n’est-ce pas transformer chaque établissement scolaire en république ? »
Le paradoxe est que l’école républicaine va manifestement fonctionner avec un pouvoir des enseignants plus proche de la « monarchie absolue » des Frères de écoles chrétiennes (ou du « despotisme éclairé » cher au courant dominant de la philosophie des Lumières), que de la « monarchie constitutionnelle » et du libéralisme de la Société pour l’Instruction élémentaire.
L’éducation nouvelle et la coopération
Il est néanmoins tout à fait significatif que la question refasse surface dans la mouvance de « l’éducation nouvelle ». Par exemple, lorsqu’au début du 20e siècle l’un de ses initiateurs les plus marquants (à savoir Adolphe Ferrière) tente de mettre en lumière une conception « consciente et réfléchie» d’une éducation nouvelle « jusqu’ici mal définie et incomplètement précisée ». En pointant une trentaine de caractéristiques, il est remarquable que l’on trouve au point 21 l’évocation du « système de la République scolaire quand il est possible » et au point 22 « à défaut du système démocratique intégral », la « monarchie constitutionnelle ».
Dans les premières années de l’entre-deux-guerres, un inspecteur primaire, Barthélemy Profit, crée des mutuelles et des coopératives scolaires ou périscolaires dans sa circonscription, afin que les enfants des écoles participent à l’effort matériel de reconstruction d’après-guerre. Cette action, au départ à vocation strictement utilitaire, peut transformer politiquement l’école, soutient Barthélemy Profit dans son livre La coopération à l’école primaire (1922) : « L’école coopérative, c’est une école transformée politiquement où les enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose ; c’est l’école passée de la monarchie à la république ». Cette expérience et ce livre auront un certain retentissement qui sera à la base du développement des coopératives scolaires finalement rassemblées dans une association nationale, l’OCCE.
L’une des grandes caractéristiques de Célestin Freinet, et qui fait qu’il est encore « incontournable » cinquante ans après sa disparition, c’est justement la place éminente qu’il a accordé à la « coopération ». C’est vraiment fondamental, pour Freinet et les siens, aussi bien dans le domaine politique que pédagogique. La première tâche assignée à l’école de la troisième République était de faire des « républicains ». Pour Freinet et les siens, il faut préparer à une « République sociale », voire « socialiste », en tout cas « démocratique ». Et un vecteur majeur pour cela est la coopération.
La « coopération » entre les élèves, en vue d’une responsabilisation progressive par le collectif, dans le collectif, pour le collectif. Mais aussi une « coopération » entre les instituteurs eux-mêmes pour qu’ils partagent leurs valeurs, leurs outils, leurs expériences « afin que la libération pédagogique soit l’œuvre des éducateurs eux-mêmes », et soit pleinement et effectivement une libération à la fois pédagogique et politique.
Le Plan Langevin-Wallon
Le célèbre Plan Langevin-Wallon de 1947 commence le chapitre consacré à cette question par une citation tout à fait caractéristique de Paul Langevin (l’un des hérauts du Groupe français de l’éducation nouvelle) : « L’école est une véritable entreprise de culture dont l’individu ne profite pleinement que s’il est entraîné et soutenu par le milieu scolaire. L’école fait faire à l’enfant l’apprentissage de la vie sociale et, singulièrement, de la vie démocratique. Ainsi se dégage la notion du groupe scolaire à structure démocratique auquel l’enfant participe comme futur citoyen et où peuvent se former en lui, non par les cours et les discours, mais par la vie et l’expérience, les vertus civiques fondamentales : sens de la responsabilité, discipline consentie, sacrifice à l’intérêt général, activités concertées et où on utilisera les divers expériences de »self-government » dans la vie scolaire »
Et le texte du Plan Langevin-Wallon poursuit : « L’éducation morale et civique n’aura sa pleine efficacité que si l’influence de l’enseignement proprement dit se complète par l’entraînement à l’action. Le respect de la personne et des droits d’autrui, le sens de l’intérêt général, le consentement à la règle, l’esprit d’initiative, le goût des responsabilités ne se peuvent acquérir que par la pratique de la vie sociale. L’école offre aux enfants et aux adolescents une société à leur mesure, où ils vivent au milieu de leurs pairs. L’école devra donc s’organiser pour leur permettre de multiplier leurs expériences, en leur donnant une part de plus en plus grande de liberté et de responsabilité, dans le travail de la classe comme dans les occupations de loisir […] Chaque citoyen, en régime démocratique, est placé dans la vie professionnelle, en face d’une double responsabilité : responsabilité du dirigeant, responsabilité de l’exécutant. Il sera donc nécessaire que les activités scolaires s’organisent de telle sorte que tous aient alternativement des responsabilités de direction et d’exécution. Il importe en effet d’éviter de cultiver en certains l’absolutisme du chef prédestiné et en d’autres l’habitude paresseuse d’une aveugle soumission. »
Eh bien, il faut le dire, soixante-dix ans après , « éviter de cultiver en certains l’absolutisme du chef prédestiné et en d’autres l’habitude paresseuse d’une aveugle soumission » apparaît (plus que jamais ?) à l’ordre du jour…
Claude Lelièvre
Historien de l’éducation
À lire également sur notre site :
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