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Est-il encore possible de réformer l’école ?

En Suisse, les élèves sont séparés et orientés dès la fin de l’école primaire en fonction de leur niveau. Pas très égalitaire… En mai dernier, les citoyens du canton de Genève étaient appelés à se prononcer lors d’une votation sur un changement de structure des premières années du système d’enseignement secondaire. Historique et analyse du résultat du vote, négatif mais très serré.

L’organisation scolaire telle que nous la connaissons aujourd’hui dans de nombreux pays est le fruit de grandes réformes structurelles, pour la plupart initiées au tournant des années 1960-1970. Si l’on se centre sur le secondaire inférieur en France, c’est la loi Haby de 1975 qui consacre le collège unique pour tous. À Genève, en Suisse, c’est en 1962 qu’est créé le cycle d’orientation (CO), qui accueille les élèves dans différentes filières. Ces réformes ont suivi des modèles opposés.
Dans le cas de la France, il s’agit d’une école pour tous où les élèves sont scolarisés au sein d’un tronc commun unifié. À Genève, en revanche, le CO regroupe l’ensemble des formations du secondaire inférieur dans une même institution, mais il suit un modèle de répartition des élèves dans des filières hiérarchisées et relativement étanches.

Plus de cinquante ans plus tard, on peut se questionner sur la capacité des systèmes à se réformer, à renouveler leur organisation et leur structure. En France, le collège unique semble intangible, même si se développe çà et là l’idée de sa remise en cause. À Genève, le CO est toujours organisé en filières, malgré une succession de réformes qui ne sont pas venues à bout de son organisation.

La question de la structure du secondaire inférieur est justement celle qui était soumise au vote du peuple genevois le 15 mai 2022. En la reformulant, on pourrait la synthétiser ainsi : « Acceptez-vous la réforme qui vise à supprimer les filières des deux premières années du cycle d’orientation au profit de classes mixtes ? » Avant de raisonner sur les résultats du vote et ses conséquences, il faut comprendre ce qui se joue dans cette tentative de réforme.

Des réformes qui réforment peu

La Suisse est un État fédéral, où l’enseignement est une prérogative cantonale. Ainsi, il existe autant de systèmes éducatifs que de cantons (au nombre de vingt-six). Bien qu’elle varie d’un canton à l’autre, l’organisation du secondaire inférieur suit généralement deux modèles séparatistes. Le premier est dit « intégré » ; les élèves sont scolarisés dans des classes hétérogènes et suivent les enseignements des disciplines fondamentales en groupes de niveau. Le second privilégie une séparation des élèves au sein de filières différenciées en termes d’exigences. Dès l’issue de l’école primaire, ils sont orientés dans l’une ou l’autre de ces filières sur la base de leurs notes ; les filières les plus exigeantes conduisant à la formation gymnasiale (équivalent du baccalauréat en France) et les moins exigeantes aux formations professionnelles.

Cette dernière décennie, plusieurs cantons ont réformé l’organisation du secondaire inférieur, allant généralement vers plus de souplesse entre les filières – voire plus de mixité – sans toutefois opérer une réorganisation en tronc commun comme en France.

Dans le canton de Genève, la première inflexion en faveur de plus d’hétérogénéité date de 1971, année qui marque le début d’une coexistence de deux systèmes au sein du canton : la majorité des établissements sont organisés en filières et quelques-uns suivent le modèle intégré défini plus haut.

Malgré deux tentatives en 2001 et 2011 visant notamment à rendre le CO plus hétérogène, le peuple a choisi en 2011 de mettre fin au système hétérogène en renforçant la filiarisation (réforme nCO pour « nouveau cycle d’orientation »). Depuis lors, dès l’âge de 12 ans, les élèves sont orientés dans trois filières. Les passages de l’une à l’autre sont possibles mais restent rares et plus souvent descendants qu’ascendants1. Le constat d’échec semble unanime et partagé par les milieux professionnels, politiques et scientifiques. Nos travaux montrent, par exemple, que pour la majorité des élèves, l’orientation dès la première année de cycle conditionne fortement leur avenir scolaire. Nous montrons aussi que l’orientation sur la base du niveau scolaire revient bien souvent à orienter en fonction de l’origine sociale, voire ethnique.

Les bilans qui ont été produits à propos de nCO ont conduit les autorités publiques à annoncer une nouvelle réforme dix ans après : la réforme CO22 (pour « cycle d’orientation 2022 »). Celle-ci propose plus de mixité en renonçant aux filières durant les deux premières années du cycle, dans le but de repousser l’âge de la première orientation.

Un choix de société

Les différentes démarches entreprises afin d’augmenter l’hétérogénéité au sein des classes du CO à Genève montrent que la question de la structure est régulièrement posée dans la réflexion sur une meilleure efficacité du système éducatif. Or, la question des inégalités scolaires et sociales est centrale dans les débats sur la structure. Pour les uns, les inégalités sont le symptôme d’un dysfonctionnement social que l’école doit compenser. Pour les autres, elles sont constitutives de la société, elle-même inégale et hiérarchisée. Dans cette logique, l’école est pensée comme méritocratique : les résultats et le parcours des élèves sont le reflet de leur travail et de leur engagement scolaire.

Ce sont deux visions de l’école – et deux visions du monde – qui s’opposent : une école pour tous contribuant à la réduction des inégalités sociales versus une école qui offre des enseignements et des opportunités adaptées aux capacités variées des élèves. Face à ce débat (qui dépasse largement les frontières de la Suisse), comment réformer la structure de l’enseignement ?

Réformes et référendums

Réformer l’école constitue un défi important qui s’inscrit dans des termes singuliers dans les systèmes de démocratie directe participative. Dans le régime politique suisse, fondé sur la souveraineté du peuple, ce dernier participe directement aux décisions politiques grâce à deux outils : l’initiative et le référendum. Ceux-ci permettent aux citoyens de proposer au Parlement une révision, un projet de loi ou de contester une loi en sollicitant le vote du peuple.

La structure du CO genevois a souvent fait l’objet de démarches démocratiques : en l’espace de vingt ans, trois initiatives (2001, 2005, 2006) et deux référendums (2001, 2021) ont été déposés, et trois votations populaires (2001, 2011, 2022) ont été organisées.

Par ailleurs, dans ce régime politique, les décisions de réformes strictement politicoadministratives sont toujours soumises à la menace du référendum. L’implication des acteurs et des instances pouvant se saisir de cet outil est donc indispensable dans le processus d’élaboration d’une loi.

Si les deux camps politiques et les arguments sont les mêmes depuis plusieurs décennies (de façon synthétique : la gauche défend l’hétérogénéité et la droite prône les systèmes de filières), on note toutefois une évolution dans la position du peuple. En 2001, la proposition de rendre la première année du CO hétérogène était refusée à plus de 60 %. En 2011, lors des discussions sur la réforme nCO, l’initiative qui défendait la mixité totale était retirée par son comité, conscient de l’opposition de la population à un tel modèle. En parallèle, le système de trois filières était accepté à plus de 70 %. En 2022, le résultat du vote sur CO22 est beaucoup moins tranché : 50,8 % des citoyens ont refusé la mixité, laissant apparaitre un clivage saisissant sur la question de la structure du secondaire inférieur.

Conditions des réformes

L’élaboration du projet CO22 marque peut-être un tournant dans la façon d’élaborer les réformes scolaires dans le canton. CO22 s’est en effet construite, sous l’impulsion du département, dans une logique participative avec les différentes instances concernées, regroupant ainsi les autorités politiques et administratives mais aussi les professionnels, les groupes d’intérêt, les chercheurs et les représentants des partis.

Or, la recherche montre qu’une large implication des acteurs concernés est une condition indispensable à la légitimité et la mise en œuvre d’une réforme. Dans le cas de Genève, la participation n’a pas été suffisante. L’échec ou la réussite d’une telle réforme dépend aussi d’autres éléments : le contexte politique et les forces relatives des partis, la forme du partenariat et de la collaboration entre les participants, mais aussi leur légitimité à participer au processus de réforme.
Ce que montre l’analyse des politiques éducatives sur le CO à Genève, au-delà de la politisation des questions scolaires due aux conflits sur ce qu’est une bonne école et ce que sont les inégalités, relève d’une limite de la démocratie directe participative. Si le régime suisse constitue sans doute un modèle duquel s’inspirer pour ce qui concerne la participation citoyenne à la vie politique, il ne suffit pas toujours pour légitimer d’importants changements et peut même être source d’immobilisme.

Barbara Fouquet-Chauprade
Sociologue de l’éducation, maitre d’enseignement et de recherche à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève
Sonia Revaz
Maitre-assistante en sciences de l’éducation à l’université de Genève
Références bibliographiques :
François Baluteau, Vincent Dupriez, Marie Verhoeven, Entre tronc commun et filières, quelle école moyenne ?, Academia-L’Harmattan, 2018.

Franck Petrucci, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Georges Felouzis, « Tracking effects on achievement and opportunities of middle-high ability students : a case study in Switzerland », School Effectiveness and School Improvement, juin 2021.

Sonia Revaz, Barbara Fouquet-Chauprade, Georges Felouzis, « Des débats sur l’école à la fabrication des politiques éducatives : l’exemple d’une réforme scolaire à Genève », in Bernard Wentzel, Georges Felouzis, Abdeljalil Akkari & Francesco Arcidiacono (dir), Action publique, gouvernance et recherche en éducation, HEP-BEJUNE (Haute école pédagogique Berne, Jura, Neuchâtel), 2021.

 


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Hors-série n°45 – Cheminement d’élève et parcours avenir

Coordonné par Peggy Colcanap et Richard Etienne

La notion d’orientation a évolué pour aboutir à celle de parcours d’avenir, qui lie la notion de parcours à celle d’accompagnement personnalisé, car l’individualisation du parcours a souvent laissé les élèves à distance et les professionnels démunis. Un dossier qui explore ces notions et les nombreuses questions qui restent en suspens.


Notes
  1. Annick Evrard, Franck Petrucci & François Rastoldo, Les effets de la réforme du cycle d’orientation sur les parcours de formation des élèves, Service de la recherche en éducation (SRED), 2019.