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Esprits libres libanais

Six enseignantes libanaises étaient présentes à la troisième Biennale de l’éducation nouvelle de Bruxelles, six militantes engagées qui ont créé une école nouvelle publique au Liban. À lire leur témoignage, on ne peut que se dire que ce grand rassemblement pédagogique, ça valait le coup de l’organiser !
Pouvez-vous d’abord vous présenter ainsi que votre école ?

Ghoussoun Wahoud : Je suis une des fondatrices de l’école Esprits Libres et sa directrice. L’établissement est au Hermel, une ville défavorisée tout près de la frontière syrienne. L’école a été créée en 2019. Nous étions plusieurs à travailler dans un centre social et culturel, le centre Loisirs et culture d’Hermel que nous avions mis en place. Nous étions de plus en plus convaincus de l’importance de l’éducation. Nous avons alors décidé de créer cette école, au départ avec huit élèves, mais nous en sommes actuellement à 132, avec des classes de la maternelle au CM1, et chaque année, nous ouvrons une classe de niveau supérieur.

C’est une école privée, mais à laquelle tout le monde peut avoir accès : les frais de scolarité sont réduits et c’est gratuit pour les plus pauvres.

Abir Wahoud : Avant, j’étais enseignante dans plusieurs écoles et je me rendais compte que les méthodes adoptées étaient peu motivantes. Je me demandais comment rendre les élèves plus actifs. Nous avons pu rencontrer plusieurs pédagogues, suivi des cours à l’université où il était question de droits de l’enfant mais aussi des compétences du XXIe siècle. C’est tout cela qui m’a fait participer à la création de l’école Esprits libres.

Comment fonctionne l’école et en quoi est-elle une « école nouvelle » ?

Ghoussoun : On développe beaucoup la coopération, la démocratie. Un « comité de classe » permet aux élèves de s’exprimer, de faire des propositions sur le fonctionnement. Au Liban, c’est important, dans un pays faussement démocratique. Nos enfants ont la chance de pouvoir vraiment exercer une démocratie. Nous essayons d’en faire des citoyens qui pourront changer le pays.

Qui sont les enseignants de votre école ? Qu’est-ce qui les amenés à venir exercer chez vous ?

Ghoussoun : Nous sommes dix-huit. Ce qui est important, c’est de partager des valeurs, les pratiques viennent petit à petit. On peut observer, se former avant de démarrer. Ce n’est pas l’expérience qui compte, mais d’abord l’adhésion à des valeurs de coopération et de liberté. Parfois, nous mettons du temps à couvrir tous les postes, ainsi il nous a fallu deux ans pour trouver un enseignant d’arabe, la question étant d’adhérer pleinement aux valeurs de l’école.
Dans les écoles privées, il suffit d’une licence pour être enseignant. Il n’y a pas de contrôle de l’État.

Y a-t-il d’autres écoles du même genre au Liban ?

Ghoussoun : Il existe une école Freinet mais nous n’avons pas de contact, c’est une école homologuée par le système français, mais un peu chère. Et il y a l’école El Horch (la forêt), une initiative de parents d’élèves, qui a des classes de maternelle et qui prévoit de continuer jusqu’au primaire.

Y a-t-il une adhésion des familles ou des résistances, dans ce contexte libanais ?

Ghoussoun : Au début, ce n’était pas facile. Déjà le nom « esprits libres » faisait peur. L’école, pour les familles, c’était seulement pour apprendre à lire et écrire. L’idée d’élèves prenant des décisions, c’était tout nouveau. Deux choses nous ont aidés. D’une part, il y avait déjà une confiance pour nous, avec le centre « Loisirs et Culture ». D’autre part, les parents ont compris ce que pouvait être une école qui cultive la liberté, qui est laïque et accueillante. Nous essayons de les intégrer au maximum. Nous avons vu lors de la Biennale comment pouvait fonctionner la coéducation au Québec et ça nous a donné plein d’idées pour la suite.

Et, justement, qu’est-ce que vous ont apporté les rencontres et les divers ateliers de la Biennale ?

De gauche à droite : Ramia Dandach, Abir Wahoud, Ghoussoune Wahoud, Rayane Jawhary, Hiam Fakih, Assala Jawhary.

Ghoussoun : L’idée du chef d’œuvre, du portfolio. Nous avions déjà des pratiques Freinet mais nous avons pu avoir un aperçu de ce que cela pouvait être concrètement.

Abir : La Biennale a ordonné nos idées, nous a confortées dans notre action. J’ai pour ma part puisé d’autres idées : pour enseigner la langue en utilisant le jeu, le théâtre. Par ailleurs, nous avons pris beaucoup de contacts qui vont se poursuivre ensuite.

Ramya : On se sent moins seuls, ça nous donne de l’espoir, au-delà de l’apport de techniques et d’outils.

Rayane : Par exemple, le texte libre qui peut être pratiqué dans toutes les matières. Avec la Biennale, nous avons pu échanger, pour transposer dans notre contexte des réponses aux immenses défis que nous devons relever.

Finalement, qu’est-ce qui vous a menées, vous, vers l’éducation nouvelle ?

Ghoussoun : En fait, ce sont des lectures qui nous ont amenées vers l’éducation nouvelle, même si on avait déjà des pratiques actives dans notre école. Le LIEN nous a beaucoup aidées aussi. Nous aurions pu continuer dans l’enseignement traditionnel, cela aurait été beaucoup plus facile que de créer cette école. Mais nous l’avons créée pour le pays, après l’échec de la révolution au Liban. Les écoles de ce pays ne donnent aucune place à la décision. Nous avons vu que cette révolution n’a pas réussi parce qu’on manque d’une éducation à la liberté. Nous encourageons le développement d’écoles nouvelles pour qu’il y ait plus tard de véritables changements dans le pays. Je suis pour ma part formatrice pour répandre l’esprit de l’école nouvelle.

Bien sûr, le confinement a perturbé l’école, mais nous avons maintenu des liens avec le centre social. L’enseignement à distance ne peut pas bien fonctionner avec les coupures d’électricité, le manque de matériel…

Constatez-vous des progrès chez vos élèves ?

Rayane : Bien sûr. Nous avons des témoignages de parents qui nous prouvent que nous sommes sur la bonne route. Les enfants sont accueillants, comme le prouve ce témoignage d’une maman qui nous dit que son enfant se distingue par sa bienveillance avec un enfant autiste de la famille, parce qu’il l’a appris à l’école.

À vrai dire, au départ, certains parents, qui pouvaient adhérer à des valeurs d’émancipation, craignaient quand même que les élèves « n’apprennent pas » suffisamment. Mais ils ont vu qu’avec nos méthodes de travail, les élèves progressent, par exemple dans les trois langues que l’on pratique (arabe, français, anglais), ou en apprenant l’histoire de la ville, du pays. Les élèves aiment lire, on n’en reste pas au manuel scolaire qui règne dans le système éducatif libanais. Nous avons une bibliothèque ouverte à tous les habitants de la ville. Nous menons de nombreuses activités artistiques, des ateliers d’écriture, de marionnettes, mais aussi culinaires, nous développons les « compétences de la vie »

Qu’en est-il des rapports garçons-filles ?

Ghoussoun : On travaille beaucoup pour l’égalité, dans cette ville très rurale et traditionnelle. Au début dans les activités culinaires, les garçons ne voulaient pas participer, de même ils ne voulaient pas s’exprimer dans un atelier autour des émotions. Le professeur de danse et de théâtre est un homme, ce qui change beaucoup pour les garçons pour qui c’est la honte de danser. Les filles jouent au foot et ça parait maintenant normal. On collabore avec des associations qui luttent pour les droits des femmes, contre le mariage précoce par exemple, même si celui-ci est en recul.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

À propos de la Biennale internationale de Bruxelles, lire également :
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L’éducation contre la barbarie, par Cécile Blanchard