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Entretien – Céline Vallée, Caroline Séchan, Laurent Kaufmann : « En éducation prioritaire, on avance ensemble »

Si la gestion de classe est une préoccupation importante pour tous les enseignants, qu’en est-il pour les personnels travaillant en éducation prioritaire ? Nous sommes allés à la rencontre de trois « spécialistes de terrain », Céline Vallée, coordinatrice du REP+ (renforcé) Besson à Paris, chargée de mission académique à l’égalité des chances, Caroline Séchan, professeure des écoles, maitre formatrice dans le même REP, et Laurent Kaufmann, principal du collège Colonel-Fabien de Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Peut-on affirmer qu’il y a des difficultés ou spécificités propres à l’éducation prioritaire, en termes de gestion de classe ?

Céline Vallée : Oui et non. Il est vrai qu’on rencontre un public particulier en éducation prioritaire, avec des enseignants parfois nouvellement nommés et avec peu d’ancienneté dans le métier. En éducation prioritaire, 36 % des enseignants ont moins de 35 ans, contre 25 % dans les autres écoles ou établissements. Dans les réseaux d’éducation prioritaire renforcés (REP +), 13 % des enseignants sont contractuels ; c’est 8 % en REP et seulement 4 % hors REP, d’après un rapport de la Cour des comptes. Sans préjuger de la compétence des enseignants, il y a un contexte où l’expérience peut aider à la gestion de classe. J’ai participé à une formation pour les nouveaux entrants en éducation prioritaire du second degré et leur première demande est : « Comment gérer la classe ? » Enfin, on estime que 21 % du temps de classe en éducation prioritaire est utilisé à instaurer un climat propice aux apprentissages contre 16 % hors éducation prioritaire.

Caroline Séchan : On peut affirmer qu’il y a une particularité, ne serait-ce que du point de vue des inégalités sociales et culturelles qui existent dans ces établissements-là. On sait aussi que les élèves issus de milieux socialement plus défavorisés sont souvent plus éloignés des attendus de l’école et du coup comprennent moins bien les implicites et sous-entendus qui sont inhérents à notre système scolaire. On ne peut pas nier qu’on concentre un certain nombre d’enfants qui maitrisent mal la syntaxe et la langue, alors qu’on sait que ce sont des outils principaux pour pouvoir penser et réfléchir. Et ces inégalités sont visibles dès la petite section.

Laurent Kaufmann : On a des élèves qui ont un vocabulaire de 400 à 600 mots et des élèves qui ont un vocabulaire de 2400 à 3000 mots. Se pose alors la question de la maitrise des codes scolaires. Les enfants issus de milieux modestes n’ont pas accès à l’implicite, y compris dans la manière de se tenir en classe, comme accepter de lever la main pour prendre la parole… On assiste à un choc de culture : plus d’enseignants débutants et plus d’élèves avec cette difficulté.

Comment ces spécificités se traduisent-elles dans les apprentissages ?

C. V. : Avec une mixité moindre, on va aussi avoir une plus grande concentration d’élèves à besoins éducatifs particuliers : des élèves porteurs de handicap ou de troubles des apprentissages, plus ou moins décelés d’ailleurs, du retard scolaire, des troubles de l’attention, des conditions de vie difficile, etc. Un empêchement de pensée également. Ces élèves vont se retrouver dans la même classe et l’enseignant va devoir gérer en étant présent pour tout le monde et pour le collectif.

C. S. : Les élèves d’éducation prioritaire ont souvent des difficultés pour identifier les enjeux des tâches scolaires, les enjeux cognitifs qu’ils doivent mobiliser. En fait, ils sont dans le faire et ils ont des difficultés à interroger les savoirs qu’ils doivent construire. Cela a été montré dans une étude de Dominique Bucheton : 70 % des élèves de REP restent dans des postures premières d’apprentissages au contraire des autres qui arrivent plus facilement à rentrer dans la secondarisation1.

C. V. : Certains élèves peuvent par conséquent avoir une estime d’eux-mêmes dégradée : ils ont du mal à gérer leurs émotions (parce qu’on ne leur a pas appris à gérer leurs frustrations), ont peur de l’échec, des difficultés dans les moments de transitions (arrivée à l’école, comment entrer en classe).

L. K. : C’est encore renforcé au collège, en changeant de salle trois fois dans la matinée et trois fois dans l’après-midi, avec six à sept heures de cours et par conséquent cinq ou six manières de rentrer dans la classe, des rituels différents en fonction des adultes, etc. Pour les élèves, c’est assez perturbant. De plus, au collège, à l’adolescence, c’est très difficile de rester assis cinquante-cinq minutes et disponible aux savoirs. D’un point de vue personnel de direction, bien que beaucoup d’élèves de familles défavorisées ne sont pas en éducation prioritaire, le phénomène est complexifié par la très faible hétérogénéité. Malgré des effectifs plus réduits, un grand nombre d’élèves sont à besoin éducatif particulier, dans des établissements souvent situés dans des déserts médicaux, avec peu de personnels sociaux (médecins scolaires, infirmiers, psychologues de l’Éducation nationale, assistantes sociales en nombre insuffisant).

Quelles sont les solutions à apporter au quotidien, dans ce cas ?

L. K. : Déjà, l’éducation prioritaire est un endroit où on développe des réflexes collectifs au sein de l’équipe éducative. On parle plus facilement des difficultés, ce n’est pas un sujet tabou, alors que ce sera plus difficile dans d’autres établissements. Les équipes de direction (on a la chance d’être deux) ont un rôle important à jouer en expliquant aux collègues que c’est normal d’avoir des difficultés, que cela arrive même à des collègues chevronnés. On peut trouver des solutions ensemble.

C. V. : Un des leviers est justement la force du collectif. On ne gère pas une classe tout seul : on fait partie d’une école, d’un établissement, d’un réseau. Les regards croisés sont importants, entre pairs, tout comme la formation. La gestion de classe se construit par le collectif, par la communauté éducative. Un élève a besoin de sentir qu’il y a un même discours, une cohérence, des règles qui sont communes. Il faut un cadre commun, lisible (il y a parfois un implicite à lever) pour les élèves comme pour les enseignants.

L. K. : Il faut développer des collectifs. Il y a des personnes peu connues des jeunes collègues sur lesquelles il faut s’appuyer : les conseillers principaux d’éducation, les services de vie scolaire qui peuvent être tant dans le levier éducatif que périéducatif comme l’aide aux devoirs… Tous les partenaires de quartier également : faire de l’établissement un lieu ouvert sur son environnement, battre en brèche le côté « ghetto », que l’établissement rayonne en dehors du scolaire. Tout cela participe d’un climat global.

C. S. : C’est ce qu’on essaie de construire dans notre école : tous les adultes font partie de la communauté éducative et peuvent régler un problème. Tout le monde prend en charge les élèves, pour qu’ils reconnaissent les différentes autorités. Cela demande des règles très explicites et que les élèves aient déjà rencontré tous les enseignants de l’école. On casse les groupes classe, on décloisonne (comme lors de la semaine de la poésie où on va travailler avec des élèves du CP au CM2). Cela nous permet de connaitre tous les élèves de l’école et à nos élèves de connaitre tous les enseignants.

C. V. : Dans l’école de Caroline, il y a aussi un système de contrats où les élèves ont un tuteur enseignant dans l’école qui est là pour eux s’ils ont un moment où ils ne sont pas bien. Ils ont un contrat de travail et de comportement, ils vont dans une autre classe. Ce suivi très personnalisé les aide, que ce soit pour réfléchir ou pour leur dire stop également. C’est quelque chose qui fonctionne depuis quinze, vingt ans dans cette école et qui évolue. On a ajouté des objectifs d’apprentissage, des temps de régulation avec les élèves (réparation, explications). Le terrain en éducation prioritaire est obligé d’inventer des choses. Le collectif va avancer ensemble pour essayer de trouver les meilleures solutions pour les élèves.

Quels seraient les invariants pour la réussite d’un enseignant ?

C. V. : Je dirais la posture : bienveillance et exigence, pour apporter des contenus aux élèves, les tirer vers le haut, apporter de la culture. Travailler en projet, avec des pratiques collaboratives.

C. S. : La vraie question, en éducation prioritaire, c’est comment on enseigne en prenant en compte toutes les difficultés sans baisser le niveau d’exigences. Partir de là où sont les élèves sans faire un enseignement au rabais. C’est ce qui est le plus difficile à mettre en place en éducation prioritaire, car les collègues ont tendance à mettre plus souvent les élèves au travail par l’écrit parce qu’ils savent que les séances d’oral ou de groupe vont être potentiellement sources de débordements. Cela fait peur, donc on ne va pas utiliser ces modalités de travail. Comme les enseignants sont peu formés et peu accompagnés, souvent ils n’utilisent pas ces modalités d’apprentissage. C’est plus simple de leur donner une petite fiche et des exercices à faire. Je pense que les enseignants ont très rarement eu des formations de qualité pour choisir les modalités de travail, organiser le travail de groupe.

C. V. : La différenciation est très importante également. Une même compétence visée pour tous mais avec un étayage pour chacun. Cela s’apprend, se construit ; il y a un vrai besoin de formation des collègues.

L. K. : De mon expérience passée de conseiller principal d’éducation, je retiens que les enseignants pour lesquels les élèves avaient le plus d’estime étaient les enseignants qui étaient les plus rigoureux (sans franchir le pas de rigoureux à rigide). La bienveillance doit être associée à l’exigence et cela fonctionne dans les deux sens. On a besoin de marcher sur ses deux jambes pour être en équilibre.

C. V. : À bienveillance et exigence, je rajouterais bien aussi justice. C’est vraiment très important. Une année un élève disait : « Ma maitresse elle est sévère, mais juste. » Il y avait une vraie relation de confiance instaurée. Les élèves en éducation prioritaire ne sont pas dupes de ce qu’on est, de ce qu’on transmet, plus ou moins de manière implicite. C’est très important. On sait aussi que les feedbacks que font les enseignants sont très importants pour les apprentissages. Une petite main sur l’épaule, un petit mot, un encouragement, des petites choses.

L. K. : La question de la justice scolaire est un sujet compliqué : les réunions de régulation, les commissions éducatives, les conseils de discipline qui donnent lieu ou non à exclusion des élèves… Il y a un déficit de formation et de compétences juridiques de l’ensemble des acteurs (personnels de direction comme enseignants). Un des principes du droit est qu’on ne peut pas être juge et partie. Or, dans le cadre de la scolarité, on est juge et partie. Et ça c’est un sujet tabou assez délicat.

J’ai beaucoup progressé en voyant comment cela se passait mal, notamment dans la manière dont on installait les élèves et les familles. On peut faire des trucs d’une violence inouïe. Et quand bien même on progresse, je me demande sans cesse comment rendre ce moment le moins sauvage possible… Et en même temps il faut parfois que les élèves partent, car ils ont fait des choses graves. Il y des situations où il est important d’envoyer un message de protection, qu’il y a des choses qui sont graves et qui ne peuvent être réparées qu’en ayant une seconde chance ailleurs. Cela fait partie du quotidien des établissements en éducation prioritaire : plus d’incidents, plus d’accidents scolaires. C’est ce qui est usant aussi pour les équipes.

C. V. : Il y a l’équivalent d’un collège par an d’élèves exclus ou polyexclus à Paris.

Vous conseilleriez à un collègue de venir travailler en éducation prioritaire ?

C. V. : Oui, les collègues ne doivent pas avoir peur non plus. C’est de l’engagement, mais ça peut être un plaisir.

L. K. : Un plaisir, et c’est porteur de sens. Je ne me pose pas la question de savoir pourquoi je me lève. Je sais pourquoi j’y vais.

C. V. : C’est du collectif, c’est ce qui donne du sens aussi.

L. K. : C’est encore un endroit où le service public participe de l’ascenseur social. On voit des anciens élèves qui reviennent qui ont des parcours de réussite… Cela fait du bien !

Propos recueillis par Alexandra Rayzal et Baptiste Hebben

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Notes
  1. Processus qui conduit l’élève à dépasser ce qu’il fait de manière première en classe (découper, colorier, ranger, etc.) pour atteindre, comprendre et analyser un savoir général plus abstrait ou théorique. Voir à ce sujet sur notre site l’article de Laurent Lescouarch, « Les enjeux d’un débat » : https://www.cahiers-pedagogiques.com/les-enjeux-dun-debat/