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Enseigner Hitler : les adolescents allemands face au passé nazi. Appropriations, Interprétations et usages de l’histoire

S’agit-il de didactique, de sociologie, d’histoire, de sciences politiques ? Un peu tout cela, et le propos de ce livre qui se situe au carrefour de ces disciplines intéressera très largement, au-delà des professeurs en charge d’« enseigner Hitler ». L’auteure a mené une longue et minutieuse enquête de terrain dans quatre établissements très différents, en banlieue et en centre-ville, à Hambourg et à Leipzig. Assistant à de nombreux cours, s’entretenant plus ou moins facilement avec les enseignants et les élèves, elle a accumulé une matière considérable sur ce que les didacticiens français appellent « une question vive », elle l’est bien sûr tout particulièrement de ce côté du Rhin. On le mesure par exemple à l’évocation du poids de ce passé dans le cercle familial des élèves, avec souvent des non-dits considérables dans les relations avec les grands-parents.
Il est sans doute difficile de choisir un titre adéquat pour un livre aussi riche, disons d’emblée qu’Alexandra Oeser ne prétend pas se mêler de pédagogie et prescrire une approche plutôt qu’une autre dans l’enseignement du nazisme et du génocide des juifs. Mais sa description et son analyse de la Bettrofenheitpädagogik, qu’elle propose de traduire par « pédagogie du bouleversement affectif », donnent à penser : les enseignants allemands estiment à la fois indispensable et efficace de chercher d’abord à susciter l’émotion de leurs élèves, en recourant à des fictions (La liste de Schindler), des romans, des visites de camps, dans une démarche bien davantage de l’ordre de l’éducation civique que de l’approche historique. Ils consacrent un temps très important, souvent plusieurs mois, à l’étude de ces questions, en mobilisant leurs élèves autour d’exposés, de travaux de recherche. Le sujet est fortement présent dans l’enseignement de l’histoire (et même pour les plus jeunes, impatients de savoir quand ils vont enfin « faire Hitler »), il s’agit donc avant tout pour l’auteure d’en évaluer les effets sur les adolescents.
Soucieuse de dépasser la vision caricaturale de jeunes tantôt soupçonnés d’être ignorants ou éloignés d’une histoire finie, tantôt décrits comme saturés d’injonctions mémorielles, elle passe à différents cribles la question de l’appropriation de cet enseignement par les acteurs pour en montrer toute la complexité. Selon la génération, le milieu social, le genre, les orientations politiques, les résultats scolaires, les élèves comme les enseignants entretiennent des rapports différents au nazisme, rapports dans lesquels la question de la véracité historique, de l’approche scientifique du sujet est très secondaire ; rapports qui sont également fluctuants dans le temps : tel jeune garçon s’intéresse d’abord à la période en étant fasciné par les batailles, les armes dans le prolongement des jeux guerriers de son enfance, puis va retourner l’importance accordée par l’école au nazisme par des blagues antisémites entre pairs, ou des provocations contre ses enseignants, ou bien encore plus tard rechercher des points d’appui dans ses vagues connaissances pour conforter ses opinions politiques, en faveur ou en opposition à la démocratie libérale (avec cet argument d’une étonnante permanence de la construction des autoroutes au crédit du régime nazi…).
Finalement, c’est toute la question de ce que l’école fait aux élèves de qui est abordée ici, avec l’exemple d’un thème auquel elle accorde une grande importance. On se gardera, comme l’auteure, de généraliser hâtivement. Mais force est de constater, entre autres, qu’elle ne leur fait parfois pas grand-chose, comme à cet élève d’origine immigrée qui reste muet lorsqu’on lui demande d’évoquer ses souvenirs de cours, ou cet autre qui mélange allègrement Hitler, la RDA et le mur de Berlin sans aucune profondeur temporelle ; que si, comme c’est tout de même le cas en général, elle réussit à transmettre au moins quelques repères sur le sujet, c’est parce qu’ils entrent en résonance avec des influences sociales, en particulier familiales, et c’est des repères qui sont largement mobilisés dans des stratégies personnelles, réappropriés à leur façon, selon leurs besoins, par les élèves. Si nous savons bien qu’il est illusoire de croire que la transmission procède de l’énonciation de savoirs par l’enseignant, c’est passionnant de constater dans ce livre à quel point elle ne se limite pas plus à une réception passive par les élèves.
Une dernière raison de lire ce livre : recherche menée en Allemagne par une enseignante en poste à l’IEP de Toulouse, c’est aussi une occasion très intéressante de découvrir de l’intérieur, grâce à de nombreux extraits d’entretiens ou de portraits d’élèves, d’enseignants, le système éducatif allemand, ses établissements, ses cours, ses élèves en difficulté.

Patrice Bride