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Élargir les horizons
L’incrédulité aurait sans doute gagné Carmen Clerc si, alors qu’elle était collégienne, elle avait appris que son métier futur serait enseignante. Son décor était celui d’un quartier populaire où le sentiment d’être étranger au système scolaire était partagé : trop de codes inconnus, trop de mots abstraits, trop de consignes incomprises à force d’être à côté d’une réalité autre. « Je suis allée à l’école sans trop savoir ce que l’on me demandait ». Les années au collège sont teintées d’échec en sciences et se terminent par un redoublement préféré à une orientation vers un Bac Pro. « Je ne savais pas ce que je voulais, je savais juste que je ne voulais pas faire un Bac Pro ». La seule éclaircie vient des cours d’espagnol, la langue de sa mère, avec des méthodes différentes, moins scolaires et des heures de latin qui lui permettent de goûter à la mixité sociale. Au lycée, en section littéraire, elle découvre enfin le plaisir d’apprendre, d’écrire, de comprendre.
Son bac en poche, elle part en Espagne, puis en Angleterre, loupe son inscription en BTS trilingue tourisme auquel elle se destinait et se retrouve finalement sur les bancs d’une fac pour étudier l’espagnol. D’heureuses rencontres lui donnent confiance en elle, dans ses capacités et ses chances de réussir. Son parcours universitaire se conclut par un Capes et lui ouvre les portes d’un métier auquel elle ne se pensait pas destinée et qu’elle aime d’autant plus. Le collège Jean Zay de Chalon-sur-Saône, classé en ZEP, accueille son premier poste. Il ferme et elle choisit d’intégrer le collège Jean Vilar, également classé en éducation prioritaire.
« J’aime ces établissements parce que les gamins m’y ressemblent, avec les mêmes difficultés à comprendre ce qui leur est demandé ». Dans son deuxième collège, elle trouve une véritable mixité sociale avec des enfants des quartiers et des enfants de la campagne, une émulation dans la différence et une culture de projets au sein de l’équipe pédagogique.
En 2010, Carmen Clerc initie un échange entre sa classe de troisième et trois écoles du Mexique. L’idée, elle l’a glanée à la maison de quartier qui développe des activités et des échanges avec le pays. Au départ, la correspondance se fait par des courriels et des conversations par skype. Puis, une caméra permet de converser par visioconférence via l’application Scopia. Le projet se ramifie, se développe. L’initiatrice du projet au Mexique, Tania Barba, l’étend à Cuba et à la Suisse. L’école Pablo Neruda de Chalon-sur-Saône rejoint les classes françaises avec la coordinatrice, Tamara Barba Delorge, qui anime le travail intercycles, le lien entre écoliers et collégiens. Chaque séance de visioconférence est centrée sur un thème : autoportrait, mon école, ma ville, mon pays. Le chant, la peinture sont aussi invités. Une fiche de vocabulaire, un quizz, sont préparés par les élèves pour faciliter la communication. L’an passé, de chaque côté des caméras, des concerts ont été organisés. Les élèves mexicains ont interprété des chansons françaises et les élèves de Chalon ont entonné des chants en langue hispanique.
Certes, les échanges favorisent l’apprentissage de l’espagnol mais derrière cette mise en pratique de la langue se profilent d’autres savoirs inestimables. « Les liens avec l’école primaire responsabilisent les élèves, les valorisent, les rendent sages » constate l’enseignante. Ce sont des collégiens de quatrième qui traduisent les lettres rédigées par les élèves de CP, des premiers mots écrits retranscrits avec le premier vocabulaire acquis. Il faut aussi apprendre à se placer devant la caméra, à poser sa voix, à communiquer, à quitter ses tics de langage pour être compréhensibles par ceux qui sont sur l’autre rive, devant l’écran. On doit se dévoiler pour se raconter comme lors de la séance où chacun devait ramener un jeu de son enfance pour expliquer à quoi on joue en France.
Et puis, puisqu’il s’agit de découvrir une autre culture, une autre façon de vivre, d’expliquer à son tour son quotidien, celui de son pays, se fait jour un réel sentiment d’appartenance, là où les différences empêchaient de se sentir tout à fait d’ici. Au début de l’année, à l’heure des présentations, peu se disent français mais font plutôt référence au pays d’origine de leurs parents. Au fil du temps, au fil du travail sur les traditions partagées, les fêtes, la gastronomie, la France devient la référence commune et l’origine une diversité qui l’enrichit. Les tabous s’effritent, les paroles se libèrent à un âge où la personnalité se construit dans la brume. Le thème des adieux fournit lui un prétexte judicieux pour se projeter vers l’avenir, imaginer son devenir et énoncer des ambitions.
Le projet ouvre des horizons, donne envie d’aller voir ailleurs, rend possible l’idée que l’on peut sortir de son quartier, que l’on peut se construire un futur différent de celui qui nous semble imposé. A la fête du collège, les parents sont invités à partager des tacos, des salsas, et ce temps de partage est une belle reconnaissance mutuelle, un moteur aussi pour le projet. L’enseignante savoure toutes ces ramifications, ces développements favorisés par de multiples soutiens à commencer par celui de sa cheffe d’établissement. Le CETIAD (Centre d’Études et de Traitements Informatiques de l’Académie de Dijon) est d’un secours précieux lorsque la technique fait des siennes. Tamara Barba est là toujours, pour traduire les conversations à l’enseignante de l’école primaire et à ses élèves, apporter son aide bénévolement. La professeure d’espagnol apprécie de vivre cette belle aventure dans un établissement à taille humaine où tout le monde se connaît, « se regarde dans les yeux, où on fait attention aux autres ». Les effectifs en espagnol sont raisonnables, oscillant entre quatorze et vingt-six élèves, une taille qui favorise une place pour chacun, y compris pour ceux qui ont des difficultés à communiquer.
Le Mexique demeure une contrée lointaine que peu de ces élèves auront la chance de visiter. Avec les échanges, ils s’en approchent et surtout ils apprennent qu’ils sont pleinement d’ici et que l’ici revêt des dimensions multiples où leur avenir a toute sa place. Carmen Clerc n’imaginait pas à leur âge qu’elle deviendrait enseignante et c’est avec délice qu’elle les regarde à leur tour élargir leurs horizons.
Monique Royer