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« Écrivain » avec les autres

Le collectif permet à des élèves de CE2 guidés par leur enseignante, de s’approprier les contraintes d’écriture d’un récit en prenant en compte les besoins des lecteurs.

Contrairement aux idées reçues, la création littéraire n’est pas innée à l’école et devenir « sujet auteur » relève de la coopération de tous. La transformation des manières de faire spontanées des élèves vers des écrits plus élaborés, témoignant de la naissance d’une ébauche de conscience littéraire suppose de prendre en compte les attentes d’un éventuel lectorat, pour y répondre ou en jouer. C’est dans les interactions avec les pairs et l’enseignant que se construisent les « modes d’agir-parler-penser » en littérature.

Nous donnerons un exemple emprunté à des travaux de recherche menés dans le premier degré. Dans le cadre d’un travail en classe de français en CE2, les élèves rédigent un récit fantastique en je (fantastique et point de vue étant objets d’apprentissage) argument pour un spectacle de danse au cours duquel les ombres des danseurs s’autonomisent. La version initiale de chacun est soumise à lecture critique du cercle des auteurs qui constituent le groupe. La discussion porte sur la nature de l’écrit et le fonctionnement du récit, ainsi que sur la pertinence des choix langagiers (syntaxe, lexique) pour assurer la stabilité du point de vue et l’épaississement du fantastique.

ÉCRIRE UN RÉCIT

La construction du récit, encore balbutiante à 8 ans, suppose des aides du groupe classe pour identifier les problèmes. Nombre de récits demeurent minimalistes, parfois inachevés. Ainsi, après la lecture du texte de Naomie, Léa constate : « Je vois pas d’action/ elle se commence mais elle se termine pas. » L’enseignante suggère un réajustement : « Imagine qu’est-ce qui peut se passer là ? […] c’est une bonne idée/ mais il faut la mener / c’est vrai que ton action elle est cassée » pour résoudre l’action.

De même, à la lecture de l’épisode déclencheur du texte d’Ana (« Tout à coup, les ombres se décollèrent de nos pieds et se réunirent. »), ses pairs l’interrogent (« tu devrais expliquer ce qui se passe entre les choses / t’as eu mal ?  t’as eu peur ? il faut te défendre pour que ton ombre reste avec toi/ les poursuivre/ t’as un choc/ elles sont comment/ gentilles ? »), donnant ainsi à entendre à Ana leurs attentes de lecteurs et lui suggérant des pistes qu’elle reprend partiellement dans la réécriture pour y répondre (« Tout à coup, les ombres se décrochèrent de nos pieds, vives comme des éclairs et en nous faisant le plus de mal possible ! Nous essayâmes de les arrêter mais elles étaient trop rapides et puis nous avions tellement peur ! On le savait tous, il fallait les rattraper. Alors, affrontant notre trouille, nous partîmes à la recherche de nos ombres car entre-temps, elles s’étaient cachées. »)

Ce travail d’évaluation collective et les suggestions proposées pourraient effacer la spécificité de chaque texte. Ainsi pour le texte de Pauline, les élèves souhaitent banaliser son fonctionnement :

Élise : On sait pas aussi comment il s’appelle le chorégraphe

Pauline : Oh béh ça/ y a pas besoin de savoir comment il s’appelle

Élise : Ben si on lui demande par exemple Hamid mets les lumières comme ça.

Il revient alors à l’enseignante d’inscrire ce choix d’écriture dans la culture de la classe :

M. : Est-ce que ça ne vous rappelle pas quelque chose/ le narrateur/ on sait pas comment il s’appelle ce personnage

Élise : Le buveur d’encre

M. : Dans le buveur d’encre on sait pas/ on ne le sait que dans la suite comment il s’appelle/ donc elle elle a choisi de ne pas donner le nom.

Cette négociation conforte Pauline dans son choix d’écriture et inscrit son texte dans l’intertextualité.

… EN « JE »

Une série de textes initiaux néglige la consigne (rédiger en je) et suscite des conseils pour le choix d’un narrateur ; l’existence de ce dernier cependant  ne garantit pas le développement d’un point de vue et peut s’avérer désincarné ou instable comme dans le texte de Ton. (« Anthony, Maggy, Anne et moi, Hamid faisons du hip-hop […] Ils montrent le scorpion, le passe-passe et le public applaudit les danseurs et les danseuses […] »). Sa réception provoque des réactions des pairs qui pointent la rupture énonciative :

Léa : Moi ce que j’ai pas compris c’est que/ il dit moi en premier et après il dit/ les danseurs

Plusieurs élèves : Oui/ on sait pas

Léa : il s’est passé quelque chose […] là il y un problème.

… ET FANTASTIQUE

Le passage au fantastique est quant à lui le plus souvent banalisé dans les textes. Si c’est l’enseignante qui focalise sur des éléments constitutifs du fantastique : « alors/ tu as ton ombre ou tu ne l’as pas ? elle est face à toi/ c’est ça/ elle est partie avec les autres ombres/ en fait tu ne vois pas trois ombres et trois danseurs », ce sont les pairs qui aident à en tirer les conséquences et commentent : « j’aurais peur /peur là/ je saurais pas si faudrait y aller/ tu te demandes pourquoi la tienne elle part pas ».

La stratégie d’évaluation collective des textes dans le cercle d’auteurs permet aux élèves de s’approprier des éléments de discussion pour rendre leurs textes plus cohérents, plus ajustés à la consigne, tant sur le plan de l’objet d’apprentissage (point de vue et fantastique) que les moyens pour le construire.

Les négociations au sein du travail des groupes permettent de mettre à jour les connaissances, les idées, les manières initiales de dire et de faire des élèves et de les confronter, les réajuster, les faire évoluer vers des modes d’agir, parler – penser plus en phase avec les attentes littéraires et dont l’enseignante est garante. La discussion, sous son pilotage, permet aux élèves de construire un contexte partagé, d’identifier les divergences, les différentes formulations en concurrence et leur signification et de s’ancrer progressivement dans la communauté discursive littéraire en s’en appropriant les codes.

Martine Jaubert
Professeure en sciences du langage, membre du Lab-E3D à l’université de Bordeaux
Maryse Rebière
Enseignante-chercheure retraitée et membre du conseil d’administration de l’AFEF (Association française des enseignants de français)

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