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Le livre du mois du n°536 – Devenir autonome. Apprendre à se diriger soi-même

L’autonomie, on en mange à toutes les sauces. En éducation, et en pédagogie particulièrement, c’est comme un hamburger, dans lequel on mélange tout ce qu’on aime, tout ce qu’on souhaite, pour obtenir à la fin un ensemble insipide. Une sorte de « mou tout » qui n’a plus aucune saveur spécifique. À vouloir mettre de l’autonomie partout et tout le temps, n’en perd-on pas le sens ?

C’est justement le sens de l’autonomie que l’ouvrage de Philippe Foray, philosophe de l’éducation, nous invite à retrouver.

En moins de 200 pages, en appui sur des référencements précis et une bibliographie étoffée, il propose des repères autour de questions chacune plus sensible que les autres : qu’entend-on par autonomie ? Quelles différences a-t-elle avec l’émancipation ? Quels modèles politiques développe-t-elle ? Quels sont ses objectifs, et ses paradoxes ? Il aborde également les liens entre autonomie et éducation, puis entre autonomie et autorité, les conditions qui permettent de devenir autonome, la place des jeux dans ces démarches. Il étudie spécifiquement les pédagogies de l’autonomie, au sein de deux contextes complémentaires, la famille et l’école, et interroge leur contribution à la lutte contre l’accroissement des inégalités. On le voit bien, la densité du propos ne laisse pas le temps au lecteur de s’ennuyer.

Lorsqu’il s’agit par exemple de s’entendre sur le sens du terme « autonomie », Philippe Foray le définit comme la capacité d’une personne à se diriger elle-même dans le monde. Mais il explique ensuite très clairement que cela ne suffit pas d’en rester là, parce que c’est une notion à plusieurs têtes. L’autonomie serait à la fois fonctionnelle, intellectuelle et morale. Fonctionnelle, c’est-à-dire agir par soi-même, ou « se dégourdir », préfèreront certains, parce qu’elle se traduit par l’exercice de l’autocontrainte et de l’autodiscipline. Morale, pour choisir par soi-même, en particulier ce qui conditionne l’exercice de son existence à partir de ce qui nous semble bon ou désirable. Intellectuelle, à travers l’exercice de la réflexivité, pour penser par soi-même. C’est cette autonomie qui permet de lutter contre les emprises, notamment celles liées à la pulsion de la consommation et au flot débridé d’informations déversées par les médias de masse.

Au sujet de l’école, on redécouvre qu’elle existe d’abord comme lieu de la culture écrite. Le nier ou le minimiser empêcherait la jeunesse de disposer des bénéfices générés par la rencontre avec ces savoirs. C’est un véritable combat que d’entretenir cette fonction sociale, dans un monde où prédominent les logiques de l’immédiateté des désirs. Voilà certainement pourquoi le travail des enseignants se situe plus dans les marges plutôt qu’au cœur de la culture dominante.

Ainsi, Philippe Foray justifie le fondement de la transmission de la culture écrite par l’école. Mais, pour autant, il développe sans équivoque qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent. Le principe premier des pédagogies de l’autonomie est donc de libérer les élèves de la dépendance à leurs enseignants, pour qu’ils deviennent progressivement auteurs et sujets de leurs apprentissages. Le proclamer n’est pas un gage d’accès naturel pour tous les élèves, parce que ces pédagogies ne sont pas, ipso facto, neutres socialement. Mais associer les élèves à ce qu’ils peuvent apprendre à l’école, c’est enrichir « les conditions de l’apprentissage ainsi que celle du lien entre l’apprentissage et le désir  » (p. 168).

Sylvain Connac


Questions à Philippe Foray

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Pourquoi avoir focalisé votre attention sur l’autonomie ?

Le point de départ de mon travail est l’omniprésence du terme d’autonomie dans la vie sociale et dans l’éducation. Devenir autonome semble être un but qui va de soi pour un grand nombre d’éducateurs. Je me suis interrogé sur cette omniprésence : d’où vient-elle et quelles conséquences a-t-elle pour l’éducation ?

Vous insistez beaucoup sur le lien entre autonomie et socialisation ?

Une des thèses principales de mon livre est que l’autonomie n’est pas l’opposé de la socialisation. Le fait de vivre en société et d’être façonné par un ensemble d’interactions sociales est une donnée irréductible de la condition humaine. Concevoir l’autonomie comme une sorte d’absolu indépendant de la socialisation serait donc aussi absurde que de concevoir une personne humaine sans société. L’autonomie n’est ni l’autosuffisance, ni la transparence à soi. Elle nait de notre aptitude à transformer les apports externes de l’éducation et de la socialisation en ressources internes pour agir, choisir et penser par soi-même. D’un autre côté, l’éducation peut aussi faire obstacle à l’autonomie. C’est ce qui fait la difficulté de l’éducation à l’autonomie.

Que pensez-vous de ce courant qui présente les pédagogies de l’autonomie comme celles de l’enfant roi et qui réclame le retour à des pratiques centrées sur la place de l’enseignant ?

Un des efforts principaux de mon livre est de refuser ce genre d’oppositions. D’un côté, les pourfendeurs de l’enfant roi méconnaissent les efforts d’un grand nombre de parents pour chercher de nouvelles pratiques éducatives. D’un autre côté, l’opposition entre pédagogies centrées sur l’enseignant et pédagogies centrées sur l’enfant ne me semble pas correspondre à la façon dont les choses se passent. Tout enseignant sait que ce sont les élèves qui apprennent et qu’il ne peut pas apprendre à leur place. Mais cela ne change rien au fait que la situation éducative dépossède les enfants d’une grande part de leurs capacités de choix, notamment en ce qui concerne les contenus enseignés. Bref, ces oppositions me semblent être principalement idéologiques et, surtout, stériles.

Quelle est votre conception de la pédagogie ? Peut-elle refuser aux élèves une autonomie fonctionnelle ?

Est pédagogue toute personne qui réfléchit d’une façon à la fois théorique et pratique sur les conditions de l’enseignement et de l’apprentissage des élèves. Cette réflexion est pour partie indépendante, pour partie dépendante des contenus d’enseignement. L’autonomie fonctionnelle, c’est-à-dire la capacité d’agir par soi-même, est certainement un facteur favorable aux apprentissages, mais elle n’est pas toute l’autonomie. Or, curieusement, il semble que souvent, les théories de l’apprentissage autonome se concentrent sur elle et minorent le lien entre l’autonomie intellectuelle (le fait de penser par soi-même) et les objets de l’enseignement, comme si l’essentiel, c’était les dispositifs d’apprentissage plus que les savoirs. Il y a aussi l’autonomie morale (choisir par soi-même). Sur ce point, je soutiens que les écoles ne sont pas bien placées. La réalité en témoigne : les évènements les plus importants de la vie des jeunes, ceux qui concernent leur vie amoureuse, la sociabilité juvénile, les expériences parfois limites de l’adolescence, tout cela échappe aux enseignants. À mon avis, ce n’est pas un mal, mais cela veut dire qu’il serait dommage de croire que l’école joue le rôle majeur dans l’éducation. L’éducation à l’autonomie se passe autant dans les familles, avec les pairs et dans les lieux d’éducation populaire, que dans les écoles.

Propos recueillis par Sylvain Connac