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Le livre du mois du n°528 – Former l’esprit critique

Sur une question décisive pour l’école du XXIe siècle, l’auteur, connu pour ses travaux sur l’évaluation ou les situations problèmes, nous propose un ouvrage très accessible, stimulant intellectuellement et ouvrant sur des pistes d’action pédagogique.

C’est en permanence qu’il faut développer l’esprit critique. Celui-ci n’est pas réservé à des moments spécifiques où l’on analyse des documents ou des images. Mettre en doute les idées reçues, travailler sur ses erreurs, apprendre à argumenter en considérant le point de vue de l’autre, autant d’occasions de déployer ce fameux esprit critique, difficile à définir. C’est ce que s’efforce cependant de faire la première partie, à travers de nombreuses facettes de cette notion « complexe et ambigüe ». De Vecchi analyse les représentations souvent réductrices qu’en ont les élèves, puis met en contraste des caractéristiques fortes : « Il est à la fois tolérance et exigence. Le contraire de l’indifférence […] c’est une pensée au peigne fin. » Véritable compétence (ou ensemble de compétences ?), il s’inscrit dans le cadre du socle commun. On peut regretter au passage que les références soient faites à l’ancien socle de 2005 et non au nouveau, qui renforce la demande de former à l’esprit critique.

Il y a pour cette formation des pédagogies plus adéquates que d’autres, des pédagogies où l’erreur n’est plus à éviter à tout prix, mais à analyser, à exploiter, à utiliser comme tremplin pour l’apprentissage, où le démontage des idées reçues est une belle occasion de développer la rigueur du raisonnement, où la curiosité devient non plus un vilain défaut, mais une qualité à cultiver et aiguiser. Sur les idées reçues, sans doute faudrait-il davantage hiérarchiser leur importance : la citation erronée attribuée à Voltaire, qui a cependant énoncé des idées proches de celle-ci, n’est pas à mettre sur le même plan que les croyances populaires qui s’opposent au savoir scientifique. Il y aurait là un travail à prolonger et approfondir.

Permettre aux élèves de mieux maitriser l’argumentation est un autre point essentiel. Mais il faut pour cela sortir d’exercices rhétoriques scolaires qui privilégient la forme au détriment du fond. Le débat est également au cœur de la pédagogie prônée dans ce livre, surtout quand il porte sur des « questions vives ». Un des nombreux encadrés qui parsèment le livre, selon la formule de la collection, tente de clarifier la question de la neutralité de l’enseignant, à qui il est plutôt demandé de l’honnêteté qu’une impossible objectivité : l’auteur défend l’idée de donner son avis, mais avec d’immenses précautions.

La seconde partie propose de nombreuses activités pour former à l’esprit critique et l’exercer, en utilisant les supports les plus variés, dont bien sûr internet. Comment exploiter les rumeurs pour les démonter, tout en sachant les replacer dans une longue histoire ? Comment faire face à l’information, dans un monde saturé par celle-ci ? Comment s’en sortir face à l’omniprésence de la publicité ? Comment prendre en compte les croyances, les superstitions et savoir marcher sur les charbons ardents en abordant les questions religieuses (exemple du créationnisme, et celui, explosif, de la religion musulmane) ? Comment repérer les stéréotypes, par exemple autour du sexisme ?

La conclusion est un plaidoyer pour le développement du doute fécond, qui place la formation à l’esprit critique dans les fondamentaux de l’enseignement. Ce qui implique, face aux vents du changement, de construire, selon un proverbe chinois, plutôt que des abris, des moulins.

Restent des questions que l’on a envie de poser à l’auteur, dans une actualité qui voit à la fois le règne du dogmatisme le plus fou (des croyances figées, un refus de prendre en compte le point de vue de l’autre) et du scepticisme généralisé que symbolisent les différentes théories du complot. C’est chose faite dans l’entretien ci-contre.

Jean-Michel Zakhartchouk


Questions à Gérard de Vecchi

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Dans votre ouvrage, vous remettez en cause l’argument dit d’autorité et semblez soutenir sans trop de réserve l’idée du bienfait du doute. Or, le doute, c’est aussi une remise en cause systématique qui peut conduire au négationnisme et aux théories les plus folles, au triomphe du paranormal, etc. Peut-on se passer complètement de l’argument d’autorité ?
Il est vrai que beaucoup d’élèves (et d’adultes) remettent tout en cause et pensent que c’est cela l’esprit critique. Mais, justement, les faire entrer dans des démarches qui leur font découvrir qu’ils se trompent et que la pensée critique ce n’est pas la capacité de réagir négativement, de faire à l’autre des « reproches », comme disent les jeunes élèves, mais plutôt de renvoyer des remarques constructives, de critiquer un camarade pour l’aider, pour qu’il progresse, et de recevoir les critiques de ses camarades comme un plus, qui permet de progresser à son tour.

Face au négationnisme, une petite remarque : tout refuser ce n’est pas douter. Tout rejeter c’est comme tout accepter, c’est le niveau zéro de la pensée critique ! Et dans les deux cas, une formation sur l’esprit critique devient indispensable !

En fait, il faut apprendre à maitriser le doute tout en défendant ses propres convictions ! Un professeur qui enseigne le doute peut-il plus facilement être remis en cause dans son autorité ? Je pense que c’est souvent le contraire ! Il est reconnu non pas par son statut mais par sa valeur, par ce qu’il est. Et il n’est pas que doute ! D’ailleurs, pourquoi le doute ne rassurerait-il pas parfois ? Il ouvre à la discussion, à l’expression de l’autre, et ne referme pas autoritairement un sujet. Dans les grandes classes, cette attitude en impose plus aux élèves que les affirmations gratuites dont on les arrose continuellement, les produits morts découverts par les autres et à qui on donne un statut de vérité vraie. L’autorité ce n’est pas l’autoritarisme, cela ne s’impose pas mais se mérite !

Le sous-titre de votre livre, c’est « aussi important qu’apprendre à lire, écrire et compter ». Est-ce simplement une phrase accrocheuse ?
Certainement pas, car dans le monde qui nous entoure, et probablement encore plus dans celui qui attend nos élèves, face à toutes les sollicitations qui tendent à orienter les idées et les choix des personnes, l’esprit critique prend une dimension déterminante. Mais attention à ne pas considérer que comme l’esprit critique est l’affaire de tous, cela devient en fait l’affaire de personne. D’ailleurs, peut-être plus encore que partout ailleurs, cette compétence est transversale et concerne chacun de nous à notre niveau, avec les outils dont nous pourrions disposer et que je vous soumets dans ce livre.

Pour cela, soyons des provocateurs, renvoyons un ensemble de faits et de remarques qui sensibilisent les élèves ; c’est Albert Jacquard qui a dit, non sans malice : « Le but de l’enseignement devrait être de fabriquer des emmerdeurs. » Mais des emmerdeurs qui ne font pas qu’éructer des remises en cause gratuites ; non, des personnes qui possèdent une réflexion émanant d’une pensée libre et argumentée.

Vous préparez un second tome sur le travail dans chaque discipline sur le sujet. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Bien sûr, il est d’ailleurs presque terminé. J’ai pris l’entrée disciplinaire, car beaucoup de professeurs préfèrent ce chemin pour pénétrer dans un sujet complexe. Il s’agit surtout, pour un ensemble de matières, de repérer et de mettre en œuvre des connaissances, des compétences, des outils plus spécifiquement disciplinaires, et de prendre conscience qu’à travers les programmes et les activités de classe, on peut aborder relativement facilement le sujet qui nous occupe. Il s’agit, bien sûr, du français, de la philosophie (en prenant en compte aussi celle que l’on peut enseigner dans les petites classes de primaire et même de maternelle), des sciences expérimentales et sociales, matières que l’on considère comme particulièrement adaptées. Mais sont aussi prises en compte les mathématiques, les disciplines artistiques, ainsi que les approches interdisciplinaires comme l’éducation à la citoyenneté et le développement durable, demandes de plus en plus prégnantes. On y trouvera tout autant le débat scientifique, la critique littéraire et philosophique que l’approche de l’orthographe, les démarches expérimentales ainsi que l’analyse des outils mathématiques souvent utilisés dans notre société et qui sont l’objet de manipulations diverses. Je montre enfin comment les élèves peuvent aborder les sujets qu’ils croient connaitre, etc. Les deux tomes seront largement complémentaires et chacun renvoie fréquemment à l’autre.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk