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Définir la démarche d’investigation

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533-une-200.jpgDepuis l’introduction des démarches d’investigation dans les enseignements scientifiques, des manuels scolaires de sciences physiques et chimiques proposent des exercices d’application du cours labellisés « démarche d’investigation » ou « situation problème ». L’auteur nous montre comment les auteurs de ces ouvrages utilisent ces labels et nous invite à une réflexion sur leurs définitions.

La démarche d’investigation pour l’enseignement scientifique a été mise en œuvre d’abord à l’école primaire, dans le cadre de la « main à la pâte » promue par G. Charpak, puis au collège et au lycée. Son introduction s’inscrit dans un contexte plus large de l’Inquiry-Based Science Education (IBSE) des pays anglo-saxons. Cette méthode d’enseignement-apprentissage en sciences associe le cadre socioconstructiviste de l’apprentissage à des démarches scientifiques telles que supposées être pratiquées dans les laboratoires de recherche dans le but que les élèves construisent des savoirs scientifiques dans des interactions sociales entre pairs.

Le concept de situation-problème a été introduit en pédagogie par P. Meirieu. Il s’agit d’un dispositif didactique qui met en tension un objectif à atteindre, un obstacle à franchir et une tâche à réussir dans une pédagogie socioconstructiviste. L’objectif principal de formation se trouve dans l’obstacle à franchir et non pas dans la tâche à réaliser. En sciences, les obstacles concernés sont le plus souvent de nature épistémologique. Selon G. Bachelard, la connaissance scientifique ne s’établit qu’en rupture avec « l’expérience première » et « la pensée commune ». En effet, l’élève n’arrive pas en classe la « tête vide ». Il dispose d’idées plus ou moins structurées qui constituent pour lui un système explicatif bien adapté aux traitement des situations sur lesquelles il s’est construit, qui résiste aux informations nouvelles proposées par l’enseignant, et qu’il tente d’ajuster à la situation étudiée. Engager les élèves dans un processus dynamique d’apprentissage scientifique tel que la démarche d’investigation peut permettre de leur faire vivre des situations didactiques articulées autour d’objectifs-obstacles. Ils proposent individuellement une hypothèse de solution au problème posé, qu’ils discutent en groupe pour se mettre d’accord sur une proposition commune. Puis, en groupe ou en classe entière, ils testent leurs propositions et confrontent les résultats de leurs investigations afin d’établir ensemble un savoir, avant que celui-ci soit institutionnalisé avec l’enseignant. Il s’agit bien pour les élèves d’acquérir un nouveau savoir en le construisant dans un processus de démarche d’investigation.

Que faire avec les programmes ?

Une des difficultés pour les enseignants est d’associer les savoirs des programmes à faire acquérir aux élèves par des démarches d’investigation avec des situations-problèmes adéquates. Par conséquent, celles proposées dans les manuels scolaires sont utiles et bienvenues, à la condition toutefois qu’elles aient une vraie lisibilité et n’ajoutent pas plus de complexité à la liste déjà relativement longue des différentes rubriques (activités, je m’évalue, j’applique, j’apprends à rédiger un exercice, je m’entraîne, expérience à la maison, exercices, …). C’est pourquoi nous avons cherché à caractériser les démarches d’investigation proposées dans des manuels scolaires du collège pour l’enseignement en sciences physiques et chimique1. Nous les avons étudiées sans prendre en compte la manière dont les enseignants les utilisent (en classe ou à la maison, en individuel ou en groupe), bien que celle-ci ait une influence sur l’activité des élèves et donc sur leurs apprentissages.

Comparer et analyser les exercices

Nous avons recensé trente-sept exercices labellisés « Démarche d’investigation » dans les trois ouvrages que nous avons étudiés : douze pour chacun des niveaux de classes de 5e et de 4e et treize pour celui de 3e. Ces « démarches d’investigation » portent sur une expérience qu’il s’agit d’analyser ou de proposer. Leur énoncé est constitué le plus souvent d’un texte narratif, d’une représentation d’une expérience avec du matériel scolaire ou d’une illustration (deux personnages, du matériel…), qui n’apportent pas toujours d’informations utiles, et de plusieurs questions destinées à guider le lecteur dans sa recherche de solution au problème posé. Le lien entre le thème scientifique abordé dans l’exercice et le chapitre du livre n’est pas toujours explicite. Seulement quatre énoncés d’exercices (deux en 5e et en 4e)  proposent au lecteur de suivre une démarche d’investigation selon un canevas proche de celui défini dans les programmes.

Dans le manuel de 3e, le lecteur est généralement invité à tester une hypothèse à partir d’un énoncé mettant en scène un personnage qui veut expliquer un phénomène scientifique. Lorsque l’énoncé demande d’identifier l’hypothèse proposée par le personnage, le texte précise quasiment toujours que  celui-ci « pense que »… C’est plus via sa capacité à décoder l’énoncé et la logique des questions posées que par un raisonnement scientifique que le lecteur est amené à formuler une réponse. Cette démarche de résolution induite par ces exercices est très éloignée du processus d’apprentissage par démarche d’investigation.

Quelles démarches d’investigations ?

Peu de ces exercices labellisés « Démarche d’investigation » dans les trois manuels analysés permettent de construire un nouveau savoir. Ils visent plutôt à permettre à l’élève de s’entraîner, en réinvestissement des savoirs appris ou vus en classe, sur certaines étapes du canevas de la démarche d’investigation. Aucun énoncé ne propose au lecteur de travailler en groupe ou de confronter ses résultats avec des pairs.

Prenons à titre d’exemple une « démarche d’investigation » proposée dans le livre de 4e dans le chapitre sur la composition de l’air. Deux élèves dessinés, un garçon et une fille, confrontent leurs idées sur l’effet du gonflage d’un ballon en cuir. Pour l’un, le ballon gonflé sera plus lourd car l’air a une masse. Pour l’autre, le ballon gonflé rebondira mieux et sera donc plus léger et par conséquent l’air n’a pas de masse. L’énoncé demande au lecteur de dire qui a raison et de proposer une expérience pour le prouver. Le savoir visé ici est le concept de masse de l’air, qui est à construire ou à réinvestir par l’élève puisqu’il est aussi au programme de l’école élémentaire. Cet exercice est du type « situation problème » car de nombreux élèves de 4e pensent que l’air est  « léger » et qu’il n’a pas de masse. Cependant, le lecteur peut donner raison aux deux personnages. En effet, il peut peser le ballon avant et après gonflage et constater que sa masse augmente mais il sait ou peut vérifier que le ballon rebondit mieux après le gonflage. Seul un guidage fort du professeur peut amener les élèves à conclure en faveur d’une masse non nulle pour l’air.

la nécessaire conceptualisation

Dans un autre exemple issu du chapitre sur le changement d’état de la matière en classe de 5e, un exercice labellisé « Démarche d’investigation » présente une situation de la vie courante à travers la photo d’une cour d’école enneigée et d’élèves. L’énoncé précise qu’à leur arrivée un matin d’hiver, ceux-ci apprennent que leur classe est inondée suite au gel d’une canalisation. Trois questions demandent au lecteur de dire ce qu’observent les élèves dans leur classe, de formuler une hypothèse de ce qui a pu arriver et de décrire une expérience réalisée en classe et liée à cette hypothèse. Il s’agit là pour nous d’une pseudo démarche d’investigation car le lecteur n’est pas amené à construire un nouveau savoir pour résoudre ce problème, mais il est invité à identifier un problème ainsi que le savoir appris qui en est solution. Il peut répondre simplement en se souvenant par exemple qu’une bouteille en verre remplie d’eau s’est cassée dans le congélateur sans passer explicitement par la conceptualisation de l’augmentation du volume de l’eau lors de la solidification.

Ces deux exemples montrent que les démarches induites par les énoncés que nous avons analysés sont plutôt des résolutions d’exercices et de problèmes de type académique, dans lesquels les données de l’énoncé guident le lecteur vers la solution, sans qu’il ait besoin de réfléchir aux raisons qui font que c’est la solution. Ces démarches sont éloignées d’un enseignement-apprentissage par démarche d’investigation où le sujet, via des interactions avec ses pairs, doit franchir un obstacle pour construire des savoirs scientifiques et identifier les raisons pour lesquelles ils sont solution du problème posé.

Problématiser

Le CREN2 propose un cadre théorique de la problématisation qui articule les apprentissages à la construction de problèmes en référence au pragmatisme de Dewey et au rationalisme de Bachelard. L’élaboration de savoirs par un sujet s’appuie sur des processus d’interprétation au cours d’une enquête telle que la définit Dewey. Cette recherche nécessite des détours et l’exploration des possibles. Les conditions, qui sont de l’ordre des principes (épistémiques, épistémologiques, cognitifs, pragmatiques…), et les données du problème sont à construire par le sujet à partir des éléments du problème, qui eux-mêmes évoluent en fonction de celles-ci.

Reprenons la résolution de l’exercice avec le ballon dans le cadre de la problématisation. Les deux expériences ne permettent pas de trancher. Pour ce faire, il est nécessaire d’élaborer un modèle de la situation et de construire le problème en mettant en tension les registres empirique et théorique. Il faut rendre explicite ce que sait l’élève, à savoir que le gonflage ajoute de l’air mais aussi qu’il change les caractéristiques du ballon que sont sa dureté et sa capacité de rebond. Il faut en outre caractériser la masse comme une mesure de la quantité de matière. Dans ce cadre explicatif, prouver que lorsqu’on gonfle le ballon sa masse augmente montre que l’air à une masse.

Pour expliquer, sans question de guidage et dans le cadre de la problématisation, ce qui a pu se passer au cours de la nuit dans la situation proposée dans l’exercice de 5e, le lecteur doit sélectionner, à partir de ses connaissances empiriques et théoriques, des données de la situation comme données du problème pour faire le lien entre le gel et l’eau répandue dans la classe. Après avoir évacué la possibilité qu’un robinet puisse être resté ouvert, il doit identifier que l’eau et la variation de température sont seules responsables de cet incident et construire la nécessité que la rupture de la canalisation est liée à la solidification de l’eau et l’inondation à sa fusion. C’est ensuite qu’il pourra se documenter ou expérimenter pour vérifier que son hypothèse est valide.

Ombre et lumière

Examinons un dernier exemple dans le cadre que nous posons. Un autre exercice classé « Démarche d’investigation » pour la classe de 4e dans le chapitre sur la vitesse de la lumière met en scène la discussion entre deux élèves sur l’apparition instantanée ou non sur un écran de l’ombre portée d’un objet opaque placé devant une source lumineuse. Un dessin de Lucky Lucke tirant plus vite que son ombre accompagne le texte mais il n’apporte pas d’information pour résoudre le problème. L’énoncé guide le lecteur en lui demandant de donner la vitesse de propagation de la lumière dans le vide, de calculer la durée de parcours de la lumière pour effectuer la distance Soleil-Terre puis de dire, dans le cas où le Soleil s’éteindrait tout d’un coup, pendant combien de temps nous recevrions sa lumière sur Terre. Ensuite, le lecteur doit indiquer au bout de combien de temps nous serions dans l’ombre si un écran terrestre était placé juste devant le Soleil pour l’opacifier complètement. Enfin, il est amené à dire qui des deux élèves a raison.

Le questionnement proposé par l’énoncé s’appuie sur une modélisation implicite du phénomène à étudier, d’où découle l’enchaînement logique de questions précises qui conduit à la résolution du problème. Le lecteur peut répondre correctement sans percevoir le lien qu’il y a entre l’extinction d’une source de lumière et l’observation d’une ombre. Ce qui est visé ici  est le réinvestissement de la valeur de la vitesse de propagation de la lumière. Cependant, la compréhension de la résolution de ce problème nécessite que le lecteur maîtrise aussi le concept d’ombre. Or que celui-ci est un obstacle pour de nombreux élèves de 4ème  pour qui l’ombre n’est pas l’absence de lumière mais une propriété de l’objet.

Dans le cadre de la problématisation que nous proposons, le lecteur lors de la mise en relation des registres empirique et théorique va expliciter que l’ombre est une absence de lumière et que la lumière se propage avec une vitesse finie. Ces concepts clefs de la physique sont donc mis en travail.

L’exercice voisin de celui dont il vient d’être question s’intitule « Voir les dinosaures » et comporte une seule ligne de texte : « Observe le dessin ci-dessous et explique la réponse de Vivien. » Sur ce dessin, deux élèves discutent. Une fille dit : « Les dinosaures ont disparu il y a 65 millions d’années ! » Un garçon lui répond : « Si on était à plus de 65 millions d’années de lumière de la Terre, on pourrait les voir ! » Pourquoi cet exercice n’est-il pas labellisé « Démarche d’investigation » alors que sa résolution nécessite le franchissement d’un obstacle pour de nombreux élèves, qui considèrent que la propagation de la lumière est instantanée, et qu’il permet donc la construction d’un nouveau savoir scientifique ?

Ces exemples montrent que répondre à une question ouverte par une démarche d’investigation dans le cadre d’une problématisation permet à un sujet d’apprendre des savoirs scientifiques apodictiques. Le cadre proposé pour une problématisation par la mise en tension des registres empirique et théorique constitue un outil pour aider les enseignants à faire problématiser les élèves sans le faire à leur place. En effet, il donne des repères pour et sur le processus d’ apprentissage des savoirs visés. A l’opposé, les énoncés des exercices labellisés « Démarche d’investigation » dans les ouvrages scolaires du collège que nous avons analysés visent plutôt à faire apprendre des étapes d’une démarche (vue comme une méthode) d’investigation, en réinvestissant des savoirs appris ou vus en classe.

Philippe Briaud
enseignant-chercheur en didactique de la physique, CREN – Espe de l’académie de Nantes – Université de Nantes

Michel Fabre, Le sens du problème, Problématiser à l’école, De Boeck, 2016.

Christian Orange, Enseigner les sciences, Problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe, De Boeck, 2012.

Les instructions officielles de 2008 pour le collège
Elles proposent un canevas de la démarche d’investigation qui est décliné suivant sept moments essentiels : le choix d’une situation-problème par le professeur ; l’appropriation du problème par les élèves ; la formulation de conjectures, d’hypothèses explicatives, de protocoles possibles ; l’investigation ou la résolution du problème par les élèves ; l’échange argumenté autour des propositions élaborées ; l’acquisition et la structuration des connaissances ; l’opérationnalisation des connaissances.
Ce canevas a disparu dans les nouveaux programmes de collège de 2015.

Notes
  1. 5ème (2010) ; 4ème (2011) ; 3ème (2012). Physique Chimie. Manuel élève, Paris : Belin, collection Parisi.
  2. Centre de Recherche en Éducation de Nantes. http://www.cren.univ-nantes.fr/