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« Apprendre un métier requiert des savoirs qui vont au-delà de la professionnalité »

Monique Royer : Pour répondre, il faudrait déjà définir le mot métier, et son acception a beaucoup évolué depuis l’époque des corporations, comme l’indique le sociologue Henri Eckert. On peut regarder du côté des compétences et se demander comment elles s’acquièrent, mais là, les perceptions sont différentes côté entreprises et côté système éducatif. On voit dans le dossier qu’il existe de multiples modalités pour devenir un professionnel dans un secteur donné, pour un métier visé. Et, surtout, qu’apprendre un métier requiert des savoirs qui vont au-delà de la professionnalité.
Marie-Joana Chamlong : Beaucoup soutiendront que l’apprentissage du métier se fait principalement sur le terrain. En tant que professeure en lycée professionnel, c’est une question que je me suis posée pendant longtemps. On oppose souvent les savoirs théoriques (rigoureux et scientifiques, produits à l’université) aux savoirs pratiques (issus de l’expérience et du vécu, accessibles à tous, quel que soit leur niveau d’études). À mon avis, apprendre un métier est avant tout un mélange de savoirs théoriques et pratiques, et nous devons essayer de maintenir un équilibre perpétuel entre les deux dans notre enseignement pour que les élèves puissent les mobiliser tout au long de notre parcours. L’un ne va pas sans l’autre.

M.-J. C. : Je ne suis pas certaine qu’il existe un lieu idéal pour apprendre. L’apprentissage d’un métier se fait continuellement tout au long de sa carrière. On apprend en mélangeant les approches, en étant attentif et curieux, en tâtonnant et en se questionnant. Peut-on définir une méthode universelle ? Je ne le crois pas, chaque métier a ses spécificités et chaque personne l’aborde selon sa propre sensibilité. Le dossier nous offre justement un panorama de réflexions et d’approches à ce sujet.
M. R. : Effectivement, les lieux d’apprentissages sont multiples, y compris sur le tas, en situation professionnelle. S’intéresser à tous s’avérait impossible dans un seul dossier. Nous avons ciblé le lycée professionnel, l’enseignement agricole et les centres de formation par apprentissage (CFA). Nous faisons un détour par l’insertion, car cela nous semblait intéressant de raconter les passerelles vers une nouvelle vie qu’elle peut offrir. Là, l’accès au savoir par le geste professionnel est flagrant.
La maitrise des compétences constitutives d’un métier se mesure en situation professionnelle. Elle nécessite aussi des savoirs qui peuvent sembler plus théoriques mais qui sont indispensables pour s’adapter, évoluer, construire son parcours professionnel et de citoyen. On est là dans une des principales tensions de l’enseignement professionnel avec un dialogue entre les disciplines générales et les matières professionnels, entre ce qui ressort du CFA et de l’entreprise, par exemple. Et c’est le risque de la logique adéquationniste entre formation et besoins des entreprises qui prévaut dans la nouvelle (et énième) réforme de l’enseignement professionnel : réduire tous les apports autres que ceux strictement liés à l’apprentissage du métier et amoindrir les chances des jeunes de construire leur parcours professionnel, de s’émanciper d’un chemin tout tracé.
M. R. : Les approches pédagogiques présentées tendent toutes vers l’apprentissage par le faire, l’imbrication entre savoirs transversaux et savoir-faire, en ayant le souci de favoriser la construction d’une certaine citoyenneté, au-delà de la formation du travailleur. Par exemple, un enseignant d’EPS a conçu un dispositif qui respecte les attendus du référentiel d’un bac pro tertiaire tout en permettant aux élèves d’acquérir une partie du Brevet professionnel qui forme aux métiers d’animateur et d’éducateur sportif. Les élèves auront ainsi plus d’ouverture pour leur avenir professionnel et de citoyen, en s’engageant éventuellement dans du bénévolat.
M.-J. C. : Le dossier aborde plusieurs approches pédagogiques spécifiques, dont certaines sont issues du lycée professionnel. On trouve des articles qui expliquent les leviers et les obstacles des pratiques comme la co-intervention, où les professeurs de lettres-histoire, mathématiques, et les enseignants des disciplines professionnelles collaborent en binôme pour élaborer des stratégies pédagogiques et rendre les notions plus concrètes. Un autre dispositif basé sur la pédagogie de projet est le chef-d’œuvre. Cependant, à partir de la prochaine rentrée, ce dispositif change de nom en bac professionnel et devient simplement « projet ». De plus, il perd son aspect pluridisciplinaire et sera désormais dispensé par un seul enseignant.
Cinq établissements d’enseignement agricole de la région Occitanie et Pyrénées-Méditerranée ont créé une scène végétale avec l’encadrement d’un enseignant ou d’une enseignante à chaque fois. L’un d’entre eux explique le projet qu’il a mené avec des apprentis en brevet professionnel aménagements paysagers.
On retrouve aussi un article sur l’orientation qui va faire appel à une pédagogie spécifique afin d’amener l’apprenant à (bien) s’orienter et ainsi commencer déjà à apprendre un métier. C’est un prérequis obligatoire pour un épanouissement à venir dans le cadre professionnel.
M. R. : Les témoignages illustrent bien les deux facettes de la voie professionnelle. D’un côté, une orientation subie, un sentiment d’injustice exprimé, par exemple, par des élèves en bac pro des métiers de l’accueil, de l’autre un second souffle trouvé en apprenant un métier. Nous avions envie de passer par le récit pour que les deux versants soient présentés de façon incarnée, concrète.
M.-J. C. : Les témoignages mettent aussi en lumière les nombreux obstacles rencontrés par les jeunes primoarrivants sans formation. On y trouve des récits de reconversion, mais également des discussions sur le handicap, où l’on rencontre un jeune homme qui voit son handicap comme une opportunité de se surpasser chaque jour.
M.-J. C. : Ce que je retiens, c’est que l’apprentissage d’un métier varie d’un pays à l’autre, mais aussi d’un système éducatif à l’autre (lycée professionnel, enseignement agricole, formation continue). Ces systèmes sont codifiés, mais intègrent également une part de créativité pour transmettre les notions nécessaires à l’apprentissage d’un métier. Ce dossier me semble être comme les pages d’un livre infini. Apprendre un métier est une science vivante, qui concrétise des concepts abstraits pour les rendre tangibles.
M. R. : De mon côté, j’espère que ce dossier fera un peu bouger les représentations sur l’enseignement professionnel et l’apprentissage, qui sont encore trop regardés de haut, y compris dans le monde de l’éducation, perçus comme une voie de garage. Je retiens la créativité des enseignants et des formateurs, leur façon d’exploiter les interstices pour ne pas oublier la formation du citoyen. La question de l’orientation, du choix réel des élèves de milieu populaire est aussi posée. Et c’est un enjeu pour une école démocratique que les dernières réformes semblent éloigner un peu plus.