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Le livre du mois du n°559 – Enfances de classe : de l’inégalité parmi les enfants

Bernard Lahire, Seuil, 2019

Fruit d’un travail de recherche mené par dix-sept sociologues dirigé par Bernard Lahire, l’ouvrage, en 1 232 pages, explore en profondeur comment les inégalités s’instaurent dès la maternelle. « On peut dire que ces enfants qui naissent dans des environnements familiaux extraordinairement différents ne sont vraiment pas les mêmes enfants. Seule leur apparente similitude biologique produit l’illusion d’une proximité sociale. »

Bernard Lahire et son équipe analysent dix-huit études de cas, sur les trente-cinq effectuées, concernant des enfants de 5 ans appartenant à des catégories sociales diverses de par leur origine ou leur environnement. Ils s’appuient également sur divers documents comme les carnets de santé ou le dossier scolaire.

Dans les enquêtes menées, il a été important de revenir sur l’environnement familial. Les inégalités s’infiltrent sur des questions comme la taille de l’espace où l’on vit, les lectures, ce qu’on mange, ce qu’on porte sur soi, mais aussi la pratique ou non de l’ironie, les critiques ou pas devant le poste de télé.

La façon dont les parents ont vécu leur relation à l’école est déterminante pour la scolarité de leurs enfants, parce que leur bonheur ou leur souffrance se transmettent plus ou moins consciemment. Et quand les parents de milieux populaires disent à leur enfant « c’est important de lire » mais qu’ils n’ouvrent jamais eux-mêmes un livre, cette injonction contradictoire a des effets quasi nuls.

Dans tous ces récits, les inégalités économiques et de logement montrent le poids des conditions matérielles, en particulier sur la réussite éducative. Plusieurs points importants sont mis en évidence : l’attitude préventive des parents de classes moyennes, les stratégies précoces de scolarisation ; la question de la disponibilité parentale selon que les parents ont un emploi stable ou précaire, avec pour les plus démunis la contrainte à une adaptation constante ; la question de la construction des représentations de l’argent par rapport à son usage par les enfants, mais aussi les situations d’achats par les parents pour les enfants. C’est un travail exploratoire qui devrait être poursuivi ; le rapport à l’autorité qui permet à certains d’avoir des attitudes implicites, alors que pour les autres, il faut dire les choses.

L’apprentissage du langage dans la famille est bien sûr capital dans la socialisation. Même si beaucoup de parents ont des livres, ils ne lisent pas les mêmes histoires car les critères sont différents : rôle dans les apprentissages, esthétique des livres et plaisir de lire. « Quand il est faible, il s’apparente à une forme d’hédonisme, comme un loisir ou un divertissement. Quand il est élevé, le plaisir de lire des histoires s’inscrit dans le développement d’un gout familial pour une pratique légitime. » Les inégalités sont aussi marquées sur la question de l’humour et les jeux de mots. La maitrise inégale du langage est le produit des dotations en capital culturel. « Ainsi, les compétences langagières enfantines constituent autant d’atouts ou au contraire des points faibles en vue de la scolarité future. »

La question du corps, dans le chapitre « Le corps des inégalités », est un sujet particulièrement intéressant. Dès 5 ans, les pratiques d’hygiène, de santé, d’alimentation reflètent la classe sociale, avec des conséquences importantes sur la santé et sur l’espérance de vie des enfants.

Pour conclure, Bernard Lahire ouvre des pistes pour les sciences sociales et la sociologie : « Nous pratiquons donc, comme disait Bourdieu, une science qui dérange, et nous devons le faire de manière clinique, comme un chirurgien qui ne se met pas à pleurer quand il opère même s’il tient une vie entre ses mains. Mais sans ignorer que la vie de certains enfants que nous avons rencontrés est tout simplement déchirante. »

Ce livre parle d’histoires dans lesquelles nous pouvons tous nous reconnaitre.

Sylvie Fromentelle

Questions à Bernard Lahire

Photo de Bernard Lahire par Bénédicte Rosco

Photo de Bernard Lahire par Bénédicte Rosco

Photo de Bernard Lahire par Bénédicte Rosco

Le titre de ce livre aurait pu être La fabrique précoce des inégalités, car n’est-ce pas le projet de votre travail que de montrer ce mécanisme ?

Oui, l’ouvrage a failli s’intituler L’enfance des inégalités. Mais les inégalités sont très variées et nous nous sommes concentrés sur les inégalités de classe. Il était donc préférable de faire cette précision dès le titre pour ne pas créer des frustrations chez les lecteurs. La recherche avait pour objectif d’étudier les inégalités qui concernent des enfants de grande section de maternelle, mais cela nous a conduits à objectiver des inégalités de classe qui concernent bien évidemment leurs familles.

Pensez-vous qu’un travail de recherche puisse révéler les stratégies qui permettent à des enfants issus de familles aisées de réussir scolairement ? Et est-il possible de transmettre ces stratégies aux familles populaires ?

Si tout n’était qu’une question de techniques ou de stratégies éducatives, cela serait envisageable. Mais il est autant question de conditions matérielles d’existence (revenu, logement, soin, alimentation, etc.) que de questions éducatives. Et même de ce côté-là, on ne transforme pas si facilement l’état des choses lorsqu’il est question de dispositions à voir, croire, sentir et agir profondément incorporées. Ces manières de faire et d’être sont indissociables de tout un style de vie défini par des propriétés sociales lourdes (volume de capital économique et de capital culturel) et qui ne se modifient pas du jour au lendemain. Cela exige des politiques économiques, sociales, sanitaires, culturelles, scolaires, volontaristes et de longue haleine.

À quelles conditions des manières d’enseigner évitent aux enfants de tomber dans les pièges de l’implicite à l’école ?

Plus les enseignants seront conscients de tous les implicites des exigences scolaires et moins ils placeront les élèves devant des problèmes insolubles. Quand vous êtes enseignant et que vous êtes généralement issu des milieux pour qui l’école était une évidence et une exigence de tous les instants, que l’ensemble des enjeux scolaires étaient incorporés dans des gestes familiaux, des manières de parler, d’exercer l’autorité, de se divertir, de rire, il est particulièrement difficile de ne pas pratiquer une pédagogie invisible. Faire ce travail d’explicitation des savoirs et des conditions concrètes de leur appropriation, c’est donner plus de prise aux élèves pour qui l’école reste un univers fondamentalement inconnu et mystérieux.

En plus de cette explicitation des techniques intellectuelles, une école réellement démocratique devrait enseigner à des groupes de quatre ou cinq élèves en milieux populaires. Cela permettrait de resserrer l’aide, l’encouragement, l’encadrement, de multiplier les interactions vertueuses, les accompagnements, les conseils, les aides, bref, toutes les stimulations dont les enfants des classes moyennes et surtout supérieures bénéficient dès leur naissance. Cela aurait un cout économique, mais ce serait payé en retour par plus de démocratie.

Croyez-vous en une éventuelle « école des parents » pour les avertir de ce qui conduit des enfants à réussir à l’école ?

Il serait bien sûr envisageable d’informer, d’impliquer et même d’éduquer les parents. C’est ce que font les parents des classes moyennes et supérieures en continuant à s’informer, à lire, à apprendre, etc. Mais tout n’est pas qu’une question d’éducation et l’on ne peut espérer transformer des parents de classes populaires en parents qui ressemblent à ceux des classes moyennes et supérieures sans transformer leurs conditions de vie. La répartition plus égalitaire des richesses est une condition fondamentale pour rendre possibles les politiques scolaires vertueuses efficaces. Sinon, cela reste de pures utopies. Je sais ce qu’il peut y avoir de frustrant pour des enseignants de se dire que tout n’est pas en son pouvoir ou que tout n’est pas une question pédagogique, mais mon métier consiste à dire la vérité sur l’état du monde social et sur ses mécanismes, et non à entretenir des illusions sur des possibilités de transformations miraculeuses. À chaque rentrée scolaire, on nous ressert les mêmes promesses de miracle (aujourd’hui avec la neuropédagogie) et la déception est toujours au rendez-vous.

Comment les enjeux sociaux que vous décrivez dans votre ouvrage peuvent-ils être entendus par nos décideurs ?

Là encore, je ne me fais aucune illusion. Il n’y a aucune chance réelle que les responsables politiques actuels puissent prendre acte des constats que nous faisons sur l’état des inégalités et en tirer les conséquences politiques nécessaires. Ce n’est pas le gouvernement actuel qui peut être porteur d’espérances en matière de réduction des inégalités de toute nature et d’émancipation. Bien au contraire, le personnel politique, du président de la ­République aux secrétaires d’État, a pour obsession de protéger les plus riches économiquement, les plus dotés culturellement et les plus puissants institutionnellement. Les chercheurs en savent quelque chose, au moment où le PDG du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en appelle à une loi « inégalitaire » et « darwinienne » pour la recherche. Le pire est désormais cyniquement assumé.

Propos recueillis par Sylvie Fromentelle