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Le livre du mois du n°544 – Dictionnaire de pédagogie

«On obéit toujours à quelque théorie, même ceux qui médisent des théories. Qui n’en a pas une de bon aloi, professée hautement, fondée sur l’étude, en suit, à son insu peut-être, une d’autant plus suspecte que, n’étant objet ni de réflexion ni de critique, elle n’est même pas tenue de se mettre d’accord avec elle-même. » Voici un des extraits de l’important article « Pédagogie » du Dictionnaire coordonné par Ferdinand Buisson, qu’on ne dirait pas datant de plus d’un siècle, alors même que certains veulent nous enfermer dans le choix entre un pragmatisme sans boussole et une application d’une science cantonnée à une discipline. L’auteur de l’article, Henri Marion, montre combien la pédagogie précisément mobilise de nombreuses approches scientifiques qui s’articulent avec son côté « art ». Ceci n’est qu’un exemple pour montrer l’intérêt de la réédition de ce Dictionnaire introuvable, due au beau travail de l’historien Patrick Dubois et de ­Philippe Meirieu.

Il s’agit en fait ici d’une sélection de 250 articles, rédigés par près d’une centaine d’auteurs, dont Buisson lui-même, à qui on doit par exemple les articles « Laïcité », « Devoirs » ou encore « Instruction publique » et de collaborateurs tels qu’Henri Marion, donc, et James Guillaume, républicain suisse engagé, à qui le Dictionnaire doit beaucoup. On notera la présence de noms prestigieux parmi les rédacteurs de l’ouvrage, qui s’étale sur une dizaine d’années, de 1878 à 1887 : Eugène Viollet-le-Duc (sans surprise, « Architecture »), Ernest Lavisse (« Histoire », bien sûr) ou Pauline Kergomard.

Les articles sont des plus divers. Il y a ceux concernant les grandes questions éducatives. D’autres plus terre à terre, parfois très datés, mais ne manquant pas d’intérêt (« Herbier », « Bons points », « Projections lumineuses » ou « Encrier »). D’autres concernent des entrées biographiques qui vont de figures de philosophes ou écrivains ayant réfléchi sur l’éducation (de Montaigne à Kant ou Rousseau) aux acteurs de la politique scolaire de la Révolution comme Condorcet, et, évidemment, aux grands pédagogues tels Coménius, Johann Heinrich Pestalozzi ou Friedrich Fröbel.

On notera avec intérêt la cohabitation de deux introductions, celle de Philippe Meirieu et celle de Pierre Nora, reprise de son fameux livre Les lieux de mémoire de 1984, qui salue « une cathédrale de l’école primaire » (mais cet ouvrage est bien plus qu’un vestige du passé qu’on viendrait simplement visiter et admirer). L’historien évoque le climat de la première édition, par petits fascicules, en pleine élaboration des lois scolaires de Jules Ferry, et l’oppose au contexte de la seconde édition de 1911, plus assagie, épurée : « On y sent moins la ferveur fondatrice que le piétinement des 120 000 maitres d’école d’avant-guerre, anxieux de connaitre très exactement leurs droits et leurs devoirs. »

Le choix éditorial de Meirieu-Dubois a été essentiellement de mettre l’accent sur l’engagement de la première version, qui se vendit à plus de 10 000 exemplaires, en faveur de cette « éducation libérale », qu’on retrouve par exemple dans des citations qu’on qualifierait aujourd’hui dans certains cercles de « pédagogistes » : « C’est l’activité de l’enfant qui est le vrai ressort et le nerf de l’instruction, même quand il s’agit d’apprendre à lire, et il ne faut jamais lui apprendre que ce qu’on peut lui faire découvrir » (Activité) ou « le but de l’éducation morale est de former un être apte à se gouverner lui-même, non un être apte à être gouverné par les autres. » (Instruction civique). La diversité des contributions, cependant, laisse la place à une hétérogénéité des points de vue.

Ce dictionnaire nous aide à avoir une autre image de l’école de Jules Ferry.

Jean-Michel Zakhartchouk


Questions à Philippe Meirieu

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En quoi est-ce important pour un enseignant aujourd’hui de consulter ce dictionnaire ?

Il y a une vision largement mythifiée de l’école de la IIIe République, fondée sur des images d’Épinal et sur une représentation très schématique des rapports entre la République et son école. Si l’œuvre de Jules Ferry est importante, elle n’est pas aussi lisse et homogène qu’on veut nous le faire croire. Ferry est incontestablement le père de l’école laïque, mais c’est aussi, simultanément, un nationaliste ardent, traumatisé par la défaite de Sedan et la Commune de Paris, en même temps qu’un réformateur pédagogique hardi qui n’a cessé de faire l’éloge de la « méthode active » et de dénoncer les ravages d’un « enseignement mécanique ». Il est à la fois le créateur des « bataillons scolaires » et un admirateur de Johann Heinrich Pestalozzi, enjoignant sans cesse les instituteurs à « former des esprits libres ». C’est sans doute que la cohérence de l’action politique est, très largement, une reconstruction à postériori : les décisions du même homme, du même gouvernement peuvent relever de principes différents, juxtaposant des logiques politiques renvoyant à des exigences contradictoires et satisfaisant des intérêts divergents. C’était le cas en 1882 et sans doute encore aujourd’hui.

De même, il n’est pas inutile de rappeler que Ferdinand Buisson, bien loin de l’exaltation du par cœur et du bonnet d’âne, fut un pédagogue militant de l’émancipation par l’éducation, au confluent des lumières (qui postulaient la « perfectibilité » de tous les êtres humains), du protestantisme (qui prône, contre la « pédagogie sacramentelle » des catholiques, une consultation directe des textes et la pratique du « libre examen ») et de la science expérimentale (qui invite à vérification, à la démonstration et au débat argumenté).

Enfin, il faut rappeler que les convictions et le volontarisme d’un Buisson n’ont quand même pas suffi à faire triompher ses idées dans les pratiques. Dès le début du XXe siècle, en effet, le mouvement de l’éducation nouvelle dénoncera le caractère sclérosé d’une « forme scolaire » (imposée, avant Jules Ferry, par François Guizot sous la monarchie de juillet) dont les modalités (et en particulier le mythe de la « classe homogène ») bloquent souvent toute avancée pédagogique significative.

Ce dictionnaire est-il hétérogène dans les points de vue qui s’expriment ?

Buisson fait appel à des personnalités qui, tout en partageant les principes fondateurs de l’instruction publique (l’article sur ce sujet est essentiel), ont des sensibilités différentes, y compris sur des questions comme la laïcité. Sur les méthodes pédagogiques elles-mêmes, les désaccords sont parfois importants : alors que Buisson propose une « méthode intuitive » qui met en avant « l’initiative et l’activité intellectuelle de l’élève », Gabriel Compayré défend « l’exposition didactique de la vérité ». D’autres, encore, comme Henri Marion, tentent la synthèse en s’efforçant d’articuler découverte et formalisation. Le tout illustré concrètement par une multitude d’exemples et avec une rigueur et une dignité dans le débat dont nous sommes loin aujourd’hui.

Quels articles devraient attirer notre attention face aux débats actuels ?

Difficile de choisir. Il y a, bien sûr, tous les articles sur les grandes figures de la pédagogie. Mais aussi l’éloge de la « correspondance scolaire », bien avant Célestin Freinet, la dénonciation de « l’ennui » qui scandaliserait nos antipédagogues, l’article sur la « leçon de choses », qui reste d’une grande actualité : il montre en quoi la relation de l’élève avec le concret est tout à la fois une occasion de focaliser son attention, de lui permettre d’accéder à des connaissances techniques ou scientifiques, de l’entrainer à la démonstration et, finalement, de mettre en place des situations où la dialectique entre l’intention du sujet et la résistance de l’objet favorise la construction de l’intelligence. Parmi les articles qui peuvent nous surprendre, citons « Échenillage » ou comment associer les élèves à la défense de l’environnement, ou « Obéissance », qui fait preuve d’une dialectique redoutable.

Mais il y a bien d’autres articles essentiels comme « Laïcité » ou « Instruction civique », qui développe le concept cher à Buisson d’« enseignement indirect »  : nous dirions aujourd’hui enseignement par le projet ou l’activité, par opposition à l’enseignement direct par la leçon : occasion de réfléchir sur les rapports entre enseignement direct et indirect, question toujours d’actualité.

Quel article conseiller au ministre actuel ?
Sans aucun doute, l’article « Lecture » de Guillaume, compte tenu de son intérêt pour cette question : on y trouve tout à la fois une remarquable connaissance de l’histoire de la pédagogie, un grand respect des travaux sur la question et un équilibre mesuré dans ses propositions. Avec une modestie à laquelle on reconnait les grands penseurs.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk