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Le livre du mois du n°554 – Quand le cerveau se cultive

En lisant le livre dense et stimulant de Daniel Gaonac’h, chercheur en psychologie cognitive à Poitiers, il est certain que notre cerveau se cultive. On en apprend beaucoup sur les nombreux travaux cités tout le long de l’ouvrage et sur les débats qui traversent ce qu’on appelle parfois trop rapidement les « neurosciences », ce qui va à l’encontre de l’idée de pensée unique et de toute tentation scientiste.

L’auteur se démarque surtout des oppositions binaires qui peuvent apparaitre dès lors qu’on s’en tient à des formules hâtives, et en particulier celle qui présenterait les sciences cognitives et la sociologie comme ennemies. La prise en compte du contexte, des facteurs environnementaux au sens large est toujours importante ; elle est essentielle dans le passage « du labo à la salle de classe ». Un des chapitres s’intitule significativement « Apprendre : l’intrication du biologique et du social », et dans la dernière page du livre, sous le titre « L’enseignant, ingénieur responsable », il est bien précisé que « les connaissances sur le fonctionnement cognitif n’apportent pas de solution miracle, mais rassemblent des concepts et des données qui peuvent guider l’action ».

Daniel Gaonac’h nous propose donc une synthèse sur le sujet, toujours avec nuances, même s’il remet en cause un certain nombre d’idées reçues. Ainsi critique-t-il une pédagogie de la découverte qui exclurait un guidage fort de l’enseignant, tout en rendant hommage à Freinet et à tous ceux qui s’efforcent de donner du sens aux apprentissages. De même s’accorde-t-il avec nombre de ses collègues pour ne pas valider l’idée de « styles d’apprentissage » ou d’« intelligences multiples ». Et si certains dispositifs ou outils (par exemple la méditation) semblent avoir des effets, il est toujours décisif de se demander si ces effets perdurent, la question de l’évaluation étant toujours complexe.

Une notion revient souvent, celle d’« interaction ». Par exemple, on oppose traditionnellement mémoire sémantique et mémoire épisodique. Or, la seconde peut être un auxiliaire de la première. Le déclaratif et le procédural peuvent aussi interagir, ce qui pose la question du rôle respectif de l’implicite et de l’explicite. La distinction entre « mémoire à court terme » et « mémoire à long terme » reste fondamentale, mais il faut considérer comment on peut passer de l’une à l’autre. Concernant l’attention, il faut surtout développer la flexibilité qui permet de jongler avec ses diverses formes.

Un autre point est souvent présent, l’idée de « cout cognitif ». Dans un apprentissage, certaines pratiques peuvent être lourdes et rendre le cerveau peu disponible pour l’objectif visé. Ainsi, une attention trop soutenue au fonctionnement du groupe ou au suivi d’un dispositif sophistiqué peut aller à l’encontre d’une tâche d’apprentissage. D’où l’importance de l’automatisation qui allège la charge cognitive et des activités d’entrainement. Une lecture rapide et peut-être de mauvaise foi pourrait dès lors tirer l’ouvrage vers une apologie d’une pédagogie très structurée, « d’instruction directe », mais l’auteur s’en défend, il met plutôt en garde contre des conceptions restrictives qui oublieraient la nécessité d’approches plurielles.

Un chapitre final passe en revue de manière assez succincte la question des facteurs environnementaux et des apports de la psychologie sociale, avec le rappel de l’importance du sommeil, du mouvement physique, pour permettre à ce cerveau qui pèse si peu (2 % du poids total du corps), mais a besoin de tant d’énergie (20 % de l’énergie nécessaire à l’ensemble du corps) de fonctionner de façon optimale.

Même si la lecture du livre est exigeante, l’écriture est fluide et les nombreux exemples pratiques évoqués, notamment dans les encadrés, rendent l’ensemble très lisible et fort utile, en particulier dans une perspective de formation. On peut cependant regretter une mise en pages quelque peu austère. Ajoutons que l’auteur sera présent pour débattre à la seconde Biennale de l’éducation nouvelle en octobre 2019, suite à notre invitation.

Jean-Michel Zakhartchouk

Questions à Daniel Gaonac’h

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Quel est le sens de ce titre, dans sa polysémie ?

Ce titre est d’abord un clin d’œil et un hommage à Jérôme Bruner, dont l’ouvrage Acts of meaning (1990) a été publié en français sous le titre Car la culture donne forme à l’esprit : De la révolution cognitive à la psychologie culturelle. Dans cet ouvrage, Bruner met en exergue la manière dont la culture, à travers des dispositifs éducatifs, dans un sens large, façonne le fonctionnement cognitif. Mais il ne rejette en rien le rôle des contraintes propres au système cognitif : ce qu’il défend, et nous nous sentons bien proche de cette vision, c’est qu’on ne peut réduire le fonctionnement cognitif à ces contraintes, sous quelque forme que ce soit.

«Quand le cerveau se cultive», cela signifie donc d’abord, puisque l’objectif est de rendre compte des apprentissages, que ceux-ci relèvent d’une rencontre entre un organisme et une culture, c’est-à-dire une somme de connaissances et de pratiques que cet organisme est capable d’assimiler (là, c’est la dimension phylogénétique : l’évolution a rendu les humains capables d’apprentissage), à condition que la société non seulement permette (là, on serait dans une pédagogie strictement non directive) mais aussi organise cette rencontre.

On peut aussi se laisser conduire à d’autres sens de ce titre, et il se trouve que le développement des neurosciences, ce que Bruner n’avait sans doute pas anticipé, s’y prête assez facilement. Ce qu’on connait maintenant de la plasticité cérébrale peut conduire à assumer une métaphore agricole : le cerveau « se cultive » de même que la terre se cultive ! Et d’ailleurs, la terre sans culture, ça ne donne pas énormément de choses utiles ! En continuant la métaphore : le jardinier, l’agriculteur et plus encore l’agronome ont une connaissance de la terre qui ne remplace pas la culture, mais peut en favoriser le développement. Et plus encore, s’agissant du fonctionnement cognitif, la culture spécifique dans laquelle chaque individu se trouve immergé, et notamment la langue, détermine en partie certaines des propriétés du fonctionnement cortical : c’est notamment ce que montrent les connaissances actuelles sur la lecture, telles qu’elles sont présentées dans le chapitre 1.

Comment trouver la juste place des sciences cognitives par rapport à l’éducation, entre un rejet « obscurantiste » et un applicationnisme « scientiste » ?

La « juste place », il n’y a que l’enseignant dans la classe qui puisse la trouver, si on met à sa disposition des outils qui soient autre chose que des doctrines prescriptives. Le principe de liberté pédagogique de l’enseignant a nécessairement quelques contreparties : c’est au minimum l’exclusion de tout dogmatisme, et l’obligation de s’informer des données qui permettent d’éclairer des pratiques. La personnalité de chaque enseignant, son éthique professionnelle, sa façon d’intégrer les objectifs sociaux et politiques de ses pratiques, sa manière d’être avec ses élèves, sont des facteurs primordiaux dans l’acte d’enseigner et d’apprendre. Mais cela n’est en rien exclusif d’une réflexion informée sur les données scientifiques qui peuvent éclairer des choix raisonnés.

L’argumentaire de la quatrième de couverture du livre cherche à résumer ce positionnement : « Connaître le fonctionnement du cerveau ne conduit pas comme par enchantement à savoir comment il faut apprendre, ni comment il faut enseigner. » Là, je dénonce la vision « scientiste » dont se sont emparée de nombreux « marchands du temple ». Mais j’ajoute de suite que « … ne pas connaître ce fonctionnement, non plus ». Oui, récuser toute approche scientifique des questions d’éducation relève d’un obscurantisme finalement très réactionnaire, car conduisant inéluctablement à la prédominance des idées toutes faites, des doxas pédagogiques. Il faudrait peut-être, à cet égard, relire Célestin Freinet, qui, en 1945 dans la revue L’Éducateur, dénonçait en ces termes « le conservatisme antiscientifique » : « Les éducateurs qui acceptent aujourd’hui de s’essayer à la rénovation de leur enseignement feraient bien de relire Claude Bernard, et de méditer sur la méthode scientifique qu’il recommande. Car, dans aucune autre corporation peut-être, on n’en est aussi éloigné que dans l’enseignement. Et dans aucune autre, sans doute, on ne s’en croit si près ! » Cela ne justifie en rien la prétention à construire une « neuropédagogie », concept qui n’a aucun sens, mais doit conduire à faire du rejet de l’apport des sciences cognitives un apriori inacceptable.

3. Quelle peut être, selon vous, la part d’autonomie du « bricolage pédagogique » ?

On connaît depuis longtemps en psychologie sociale ce qu’on appelle « l’effet Hawthorne » : tout changement dans un organisme, s’il est intégré dans les représentations des acteurs, provoque un accroissement de la motivation, et partant une amélioration des performances. Je ne suis pas certain que cela fonctionne toujours totalement bien pour ce qui concerne les enseignants : la multiplication des réformes successives dans le système français semble plutôt conduire à une réelle démotivation ! Il est possible que le sentiment de participer à une innovation puisse constituer une motivation utile pour les élèves : et en ce domaine peu importe en fait qu’il s’agisse réellement « d’innovations efficaces », c’est-à-dire dont on peut montrer l’efficacité indépendamment de tout effet placebo. Il est vraisemblable que l’argument de l’innovation pédagogique puisse jouer aussi (et surtout) sur la motivation des parents envers telle ou telle institution : l’enseignement privé sait très bien exploiter ce filon. Mais on n’est plus alors vraiment dans le « bricolage pédagogique » : on est plutôt dans la constitution de systèmes dont il faut aussi analyser les fonctions sociales !
Par exemple, concernant les styles d’apprentissage, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’un enseignant, à un moment donnée, attire l’attention d’un élève sur la manière dont il a travaillé pour apprendre quelque chose : le caractère artisanal du métier, à travers des interactions parfois subtiles avec chaque élève, en fait aussi sa grandeur. Là où il y a problème , c’est lorsque cela devient système, et la prétention à catégoriser chaque individu à travers de prétendus « styles » intangibles ne conduit pas à développer des compétences, mais au contraire à enfermer chacun dans un fonctionnement figé .

Que penseriez-vous d’une manière de rendre compte du livre qui serait de dire qu’il conforte des pédagogies plus conservatrices et plus «instructionnistes» ?

La critique assez vive que je développe de « l’apprentissage par découverte » peut effectivement être exploitée pour défendre un retour aux bons vieux fondamentaux. L’épisode de la mise en place des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), à l’occasion de la réforme du collège, constitue peut-être une bonne référence pour examiner les enjeux réels liés à cette question. Les EPI ont été fortement critiqués, par exemple par nos collègues sociologues, avec des arguments proches de ceux que je développe à propos des pédagogies de découverte : il s’agissait de dénoncer les illusions, et les effets pervers, des pratiques de classe exploitant la pluridisciplinarité, ou les pédagogies de projet, supposées donner du sens à des contenus d’enseignement souvent trop centrés sur une approche disciplinaire. J’ai pour ce qui me concerne défendu la mise en place des EPI (arguant entre autres d’ailleurs que les pratiques réelles des enseignants sont de fait beaucoup moins monodisciplinaires qu’on ne le dit parfois !).

Ce que je dénonce, ce ne sont pas les innovations pédagogiques qui donnent du sens aux apprentissages (j’évoque cet objectif à la fin du chapitre 2), mais ce sont les dérives qui consistent à faire croire qu’à travers des situations problèmes l’élève va spontanément découvrir ce qui va lui permettre de leur trouver de bonnes solutions, et les sciences de l’éducation d’inspiration sociologique ont bien montré que cette illusion pouvait créer des dynamiques de classe qui renforçaient les inégalités, notamment sociales. Une pédagogie qui veille à fournir à chacun les outils dont il a besoin pour penser et pour répondre aux questions qu’il se pose, ou qu’on l’amène à se poser, peut être aussi une pédagogie innovante : donner du sens aux apprentissages, c’est d’abord conduire l’élève à se poser des questions, autrement dit c’est éveiller sa curiosité, mais ce n’est pas laisser faire une supposée compétence innée à satisfaire cette curiosité. Le conservatisme se niche parfois là où on ne l’attend pas !

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk