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Anticipation

Février 1984. Nous y sommes. Nous sommes dans ce futur que George Orwell nous avait annoncé glaçant. Ouf ! Le ministère de l’Éducation n’est pas devenu ministère de la Vérité contrôlant et confondant divertissement, information, éducation et beaux-arts. Les manifestations contre le projet Savary d’un grand service public de l’éducation ont détourné cette anticipation et jouent des peurs du contrôle étatique. À la télévision, Yves Montand anime une émission intitulée Vive la crise !, dans laquelle l’avenir est présenté sous le soleil radieux du marché triomphant. Au cinéma, le monde froid et inhospitalier de Dune, adapté de Franck Herbert par un David Lynch peu inspiré, montre un avenir sans espoir. Heureusement, il y a les Cahiers pédagogiques. Le dossier du numéro 221 fait le point sur l’itinéraire de la pédagogie institutionnelle dont il montre toute la capacité à « faire reculer les limites du possible ». L’article du mois, quant à lui, vient de la rubrique « Vous changez l’école » qui, de novembre 1981 à janvier 1990, porta à sa façon une contribution à l’anticipation pédagogique. À l’heure où fleurissent les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), voici donc un nouveau retour vers le futur, avec une expérience d’association entre italien et arts plastiques qui montre une interdisciplinarité dans laquelle chaque discipline se renforce en même temps qu’elle se redéfinit.
Yannick Mével
Italien-arts plastiques

L’expérience s’est poursuivie sur une classe pendant deux ans, en 6e et 5e. Un projet pour une troisième année en 4e est déposé. Trois heures de décharge étaient données au professeur d’arts plastiques au titre des expériences spontanées.

Le but initial était de prouver qu’il était possible de renforcer l’impact de l’enseignement des arts plastiques sans augmenter l’horaire des élèves ni diminuer la place des autres disciplines, le professeur d’arts plastiques se joignant au professeur d’italien pendant deux heures de langue vivante. Le reste de l’horaire était assuré de façon traditionnelle jusqu’au milieu de la deuxième année où les élèves ont demandé que les activités expérimentales soient étalées sur la totalité de l’horaire de langue.

La première année, l’expérience a conduit à l’élaboration d’un roman-photo. Le scénario comprenait : description des images, bulles et intonations, indications techniques de présentation, dialogues et commentaires qui étaient naturellement rédigés en italien. Ce roman aboutit à un emploi non codifié de l’ensemble de la grammaire italienne et à une approche pratique et créative de ce qu’on peut appeler une grammaire de l’image (cadrage, effet de mise en page en images inégales, figuration de sons et intonations, accélération ou décélération du temps par rapport à l’action, figuration de rêve, etc.).

La deuxième année, le professeur d’italien rédigea une grammaire codifiée dont tous les exemples étaient issus de romans-photos. En s’aidant de cette grammaire et de fiches de vocabulaire, les élèves inventèrent et rédigèrent des textes personnels directement en italien. Ces textes corrigés ont été l’occasion d’élaboration de nouvelles fiches de vocabulaire et d’expression, puis de développement sous forme de scénario de romans-photos, bandes dessinées, cinéma d’animation au moyen de pantins et spots grammaticaux.

En arts plastiques, les personnages et animaux du roman-photo de l’année passée étaient repris et figurés de façon caractéristique en dessin ou pâte à modeler, repris en photo de face et de profil. Les résultats furent ensuite l’occasion de présentation en fiches signalétiques en italien. À partir de ces propositions, chaque sujet fut repris sous forme de pantin articulé, de style uniforme, dont chaque élément était représenté de face, de profil, de trois quarts et pouvait être interchangeable. Un spectacle vidéo devait être tourné en fin d’année en animant les pantins. Ce spectacle devait être coupé (comme en Italie) de spots publicitaires grammaticaux.  Seuls quelques bouts d’essais ont été enregistrés, revus et commentés. Ce manque d’aboutissement n’a pas été ressenti comme un échec, mais a permis de constater la complexité du tournage et a incité élèves et professeurs à poursuivre le travail l’année prochaine pour une réalisation sérieuse.

POUR L’ITALIEN

Qui n’a pas entendu un enseignant de langue déclarer « il ne connait pas ses temps, ne reconnait pas un code » ? Ainsi, une majorité d’enseignants s’appuie-t-elle sur le français comme référence. Conscients de ce handicap,  nous sommes lancés à l’aventure en remplaçant le français par l’image. Mais cela demandait une prise de conscience des codes spécifiques du langage plastique. Nos objectifs étaient  à la fois un apprentissage actif et créatif aux systèmes de communication par l’image et un passage immédiat de l’image à l’italien, et vice versa, sans passer par le français. L’image déclenche chez l’enfant une expression sous forme grammaticale, inconsciente dans un premier temps, puis progressivement dominée.

Pour vérifier le bienfondé de cette expérience, nous avons proposé le test suivant : passage d’un récit muet en images à l’italien (images reprises d’après le roman-photo), très peu de fautes de syntaxe ; traduction d’un texte dicté en français, toutes les fautes faites par les élèves dans le texte français sont retranscrites en italien, l’exercice artificiel l’emportant sur la connaissance spontanée.

POUR LES ARTS PLASTIQUES

Lors d’assemblées générales au collège, de stages pédagogiques, de réunions syndicales, ou de réunions de parents d’élèves, j’ai pu comprendre, à mes dépens, combien il était difficile, au-delà d’une considération sympathique, de faire reconnaitre l’importance du langage visuel. En général, les conceptions restent figées sur le professeur d’art, de culture, de techniques, ce qui permet de cacher une réelle animosité face aux grands concurrents de l’école : télévision, BD, cinéma, etc. Certes, on accepte de les annexer aux cours comme moyens pédagogiques, peut-être par démagogie (garder le pouvoir en flattant le peuple), mais nous sommes loin de reconnaitre l’image et le son comme des moyens de communication majeurs, aussi importants que l’oral, l’écrit ou les langages spécifiques : mathématiques, scientifiques, historiques, etc. Faire une place au professeur d’arts plastiques dans la classe en reconnaissant à égalité son langage particulier, l’image, n’est pas chose courante. Refuser la prestation de service sans contrepartie n’est pas non plus si commode qu’on pourrait le penser pour un professeur d’art, vu sa position marginalisée à l’école. À présent, au bout de deux ans d’expérience continue, j’ai l’impression d’être sur la voie d’une solution qui mènera à une expression claire des conditions d’une réelle discipline.

Pendant ce temps, les enfants ont pris une réelle distance face aux médias visuels. Ils commencent à en comprendre les richesses, mais aussi les limites et les dangers dus à la compréhension superficielle, presque immédiate, trop proche de la perception du réel propre au système de communication par l’image.

Pour ma part, j’ai pu découvrir combien ma discipline pouvait être un moyen pédagogique puissant, dès lors qu’elle s’éloignait de sa connotation artistique pour être considérée comme un moyen de communication quotidien. Pour cela, il est nécessaire que la demande interdisciplinaire aille au-delà de la simple illustration du discours culturel scolaire attaché aux seuls programmes et laisse les apprenants visualiser à leur guise, adapter, recréer, et même dépasser ce qui était prévu de leur faire aborder initialement. Des essais moins poussés dans d’autres matières semblent le confirmer.

Hugues Pintiaux, Guy Merlateau
« Italien/Arts plastiques », n°221 des Cahiers pédagogiques, février 1984