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Rencontre avec Robin Renucci

Un entretien exclusif avec Robin Renucci, acteur, réalisateur, passionné de théâtre et ardent défenseur de l’art et de la culture à l’école.
Dans le beau livre Les enfants ont-ils droit à l’art ?, Jean-Gabriel Carasso écrit : « J’enrage de voir nos enfants si peu concernés par l’art et la culture ? » Est-ce que c’est aussi votre cas ?

Ce ne sont pas les mots que j’emploierais, car je suis attentif à ne jamais blâmer les uns et les autres. Disons que les politiques culturelles ou éducatives ne concernent pas suffisamment les enfants dans le domaine de l’art et la culture. Pourtant, l’enfant est concerné de nature, il a l’élan et une propension naturelle à désirer l’expression de soi. Malheureusement, les politiques éducatives ne font pas une place assez large à une éducation par l’art telle que nous la prônons.

Un mot revient régulièrement dans ce que vous écrivez avec Bernard Stiegler : le désir, auquel il faut associer la pulsion.

Oui, bien sûr, le désir est essentiel. C’est l’histoire de l’école que de vouloir transformer la satisfaction de la pulsion en un acte élévateur, grace notamment à l’art et au symbolique. Comment aider l’enfant à passer du bavardage à la parole, de l’agitation ou de l’excitation à la concentration, et surtout de la gesticulation au geste ? Le geste et la parole sont des faits humains. La pulsion et le cri relèvent de l’animalité, du mammifère, et sont donc aussi naturels chez l’humain. Cela fait partie des missions de l’école de faire passer de l’agitation au geste, de l’excitation à la concentration, du bavardage à la parole.

Comment reliez-vous l’art à cette régulation, à cette possibilité de transformer la pulsion en désir ?

C’est une question philosophique qui est surtout platonicienne et helléniste. C’est l’histoire helléniste de passer de la pulsionnalité à la symbolicité. L’état naturel de l’homme, l’epithumia, est son âme du bas, sa partie impulsive. La capacité de passer à son âme du dessus, le noûs, c’est-à-dire de la régulation pulsionnelle à la symbolicité, c’est ce que Freud appellera la sublimation. Chez les Grecs, il y a aussi l’amour suis, c’est-à-dire la capacité d’être sur soi-même, et, dans une élévation de soi, la capacité à transmettre aux autres dans un moi social, dans un investissement social.

Qu’est-ce qui se passe d’un point de vue artistique ? Il y a une nécessité de vivre avec les autres, et de réguler le passage du polemos à l’agôn, de l’agressivité naturelle animale dans laquelle nous sommes très souvent reconduits à la joute régulée. Le philosophe Hobbes l’énonce quand il dit que l’homme est un loup pour l’homme en nature, mais il est un dieu pour l’homme en civilisation. Donc, cette question est à la fois philosophique et concrète. L’art est un viatique, une expression de soi, une capacité à être soi-même, c’est-à-dire à exister, à sortir de soi-même. Cela nous laisse des traces depuis des millénaires. Mais cela se fait avec les autres, en commun. Cet « en commun » est à la base de la relation artistique ; l’art, ce n’est pas que soi avec soi-même, c’est soi avec le monde, le désir de dialoguer avec les autres.

Tout devrait être artistique alors, mais j’ai la sensation, surtout actuellement, qu’on essaye d’aller contre cela, et qu’on rend l’art utilitariste.

Bien entendu. D’une part parce que nous sommes dans des sociétés utilitaristes, notamment capitalistes, consuméristes, dans un rapport de séparation entre l’émetteur et le récepteur, ou entre le vendeur et le client. Nous vivons cette société depuis seulement un siècle ou deux. L’économie libérale anglaise, puisque nous citons souvent avec Bernard Stiegler Adam Smith, a balayé les lumières et les philosophies allemandes de l’Aufklärung, où Kant dit comme Socrate « deviens toi-même », sois dans la capacité d’être auteur de tes actes, ce que disait aussi Condorcet en France. Les lumières anglaises, c’est « vends bien et trouve le bon client ». On a donc créé une économie matérielle et financière autour de la question du commerce. L’économie devient une économie financière, de la consumation, et non une économie comme Stiegler en parle, libidinale. L’économie des pulsions et des passions, qui construisent du désir, étymologiquement de la « désidération », fait avancer, ce qui permet de s’élever. L’élévation désirante amène la créativité, alors que la pulsionnalité amène à se consumer, à se bruler soi-même, en un lieu où il n’y a pas de place pour l’échange, le don, le contredon et le désir. Il n’y a de place que pour la pulsion qui fait agir tout de suite, alors que le désir est un investissement très long, dans une vision lointaine en fait jamais assouvie. C’est ce qui caractérise le désir.

J’aime beaucoup votre expression « l’art fait voir au-delà de l’étoile ».

La question est éminemment artistique. Si on voit les choses par l’art, on apporte aux choses un autre regard qui est symbolique, qui n’est pas obscène. Le symbolique est le contraire de l’obscène où tout est consumé, montré, pulsionnel. Nous sommes dans des sociétés pulsionnelles.

L’art soignerait ?

Oui, l’art est un soin, une thérapeutique. Nous sommes des thérapeutes les uns et les autres, nous cultivons le soin, le souci de soi, le soin de l’autre. Le soin, c’est une attitude sachant que, et c’est ça qui m’intéresse chez Stiegler dans ce qu’il appelle « la pharmacologie », tout objet de soin est également un objet de poison. Tout est lié. Le problème de base se réduit à choisir entre l’émancipation comme choix, comme désir, ou l’aliénation comme soumission de l’autre par l’un. En ce sens l’animalité reprend sa place. Le désir sait collectivement créer une mutualisation de tous ces outils par soin et par désir de régulation, d’entente et d’amour ! Pourquoi ne pas dire le mot avec toutes les acceptions de la philia, de tout ce qui est l’amour des uns pour les autres. L’autre volonté, c’est la soumission de l’autre, c’est l’agressivité naturelle qui fait qu’on est le plus fort ou le plus faible ; et là on est dans le marché. Ce sont des choix politiques. On dit que l’éducation artistique ne marche pas. Mais ce n’est pas que ça ne marche pas ! C’est qu’on ne veut pas ! On choisit ou pas une certaine politique qui consiste à créer de l’émancipation et de la création donc, ou bien de l’aliénation et de la soumission.

Il faut être très radical, je pense. Ainsi, on sait contre quoi nous luttons : quand ça n’existe pas, c’est qu’on ne veut pas que ça existe. Chaque jardinier sait comment on fait pousser les fleurs. Il faut chercher le pas de côté de l’élève, la distance. La mise à distance, c’est un beau travail, c’est le travail qui est fait d’éducation, c’est-à-dire de capacité de porter l’autre à sortir de, e-ducere, à sortir de son cocon et d’aller marcher et vivre seul. L’école n’éduque pas forcément ; l’école transmet des savoirs, elle ne se situe souvent que comme cela.

Vous citez Peter Brooke. « Pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut d’abord qu’un espace vide se crée. » C’est aussi une définition d’apprendre. On doit créer un espace.

Un inconnu qui permettra de découvrir, tout simplement, d’élargir les frontières.

Il y a alors cette peur de l’inconnu contre laquelle il faut lutter. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Lutter, militer, pour la singularité de chaque enfant, donc de chaque être humain, continuer l’élévation permanente, c’est-à-dire permettre que le champ de l’école ne soit pas lié au champ du monde du travail. L’école, c’est le temps de l’élévation, de la contemplation, de l’épanouissement. On ne peut pas cueillir les fruits en même temps qu’on est en train de pousser ; on ne peut pas élever la plante et en même temps cueillir le raisin. Donc il y a quelque chose qui ne va pas dans l’évaluation, et déjà dans la présence du monde de l’entreprise au sein de l’école. Il faut s’occuper de la santé de l’école, le lieu de l’élévation.

Mais je crois que cette élévation doit durer tout au long de la vie. C’est une élévation permanente qui permet à chaque enfant de devenir un vieillard en ayant toujours appris, appris de soi, appris des autres, etc. Donc il faut militer pour qu’il y ait des lieux de transmissions solides. On sait que la famille est un lieu de transmission ainsi que l’école, majoritairement, sans oublier les associations et le corps associatif qui sont très importants. Il faut continuer à créer des associations. C’est ce que nous avons fait par exemple en Corse avec l’ARIA qui est une association basée sur la rencontre, sur l’espace et des temps faits pour que chacun investisse de sa personne pour partager quelque chose avec les autres. Vous enseignez tous les jours, travail que je fais également au Conservatoire national, ainsi que dans un Centre dramatique national. C’est-à-dire que je provoque à chaque fois la rencontre par l’art de milliers de gens, tous les jours, avec des équipes entières qui sont dévolues à cela.

Vous avez une action avec les Tréteaux de France vers les écoles et les associations.

Ce qui importe, d’abord, c’est le relai avec les enseignants. Artistes et enseignants, ensemble, nous pouvons faire beaucoup en continuant nos formations conjointes, initiales et continues. Il faut réfléchir aux modalités d’un travail commun. Mais pour travailler ensemble, il faut créer des lieux. L’ARIA encore une fois en est un, les Tréteaux de France1 un autre. Ensuite, il y a les élèves eux-mêmes : comment peut-on tisser avec eux un vrai parcours d’éducation artistique et culturel ? Comment faire ensemble ? Notre outil des Tréteaux de France est là à disposition, et tous les jours des projets naissent, encore ce matin. Ça n’est pas imposé, ce sont des choix. C’est mon choix de direction.

Comment faire ? Il faut faire, agir, même si le courant nous emmène dans l’autre sens. Nous sommes vraiment dans l’action grâce à notre lien avec des enseignants ou des chefs d’établissement. Ce qui est dommage, c’est l’absence de transversalité dans l’éducation. Le français, c’est de la musique. Quelqu’un qui parle est musical : on entend des phrases qui s’élèvent, qu’on ponctue, des mouvements de pensée : c’est de la musique. Les consonnes sont des vibrations, les cordes vocales de l’enfant qui vibre(nt). Miser sur sa singularité, c’est miser sur sa langue et la capacité d’expression qu’il a de lui-même. À partir du moment où il est conscient qu’il est lui-même capable de musique, et que la musique n’est pas dans les portées mais dans l’oreille, construite par celui qui écoute, il est dans l’échange, dans la construction.

Nous nous appelons ici, aux Tréteaux de France, des « rémouleurs ». C’est une métaphore qui veut simplement dire que chacun a les outils en soi. Nous n’apportons pas les outils aux gens, nous leur permettons d’aiguiser leurs propres outils. Nous ne remplissons pas un vase. Il faut d’abord lui faire prendre une distance avec lui-même, le rendre conscient qu’il parle, que les mots sont des choses, qu’en disant des mots, des images émergent, que les images provoquent des pensées, les pensées des concepts, et que c’est dans cet inconnu-là que le monde s’invente, au propre, pas au figuré. En inventant des mots et des concepts, on transforme le monde. Il n’y a pas ceux qui sauraient et d’autres qui ne sauraient pas. Chacun est porteur de ses propres outils. Mais il y a ceux qui savent aiguiser leurs outils, et agir. Son outil est son corps, sa voix, son souffle. Tout ce travail-là est de l’ordre de la personne constituée. Alors c’est riche de se dire que ce n’est pas extérieur à soi comme des savoirs et ce vase qui se remplit ; l’école n’est pas là. L’enfant, et d’une certaine manière celui qui apprend ne sait pas qu’il sait. Et nous, nous sommes des chercheurs, nous savons que nous ne savons pas. Nous sommes à la fois des enfants qui ne savons pas que nous savons. Quand on commence à transmettre et à chercher, nous savons que nous ne savons pas assez, parce que la somme est tellement grande à savoir. Et puis il y a celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas, qui est souvent celui qui prétend influer sur l’autre avec pouvoir, dogme même parfois, en disant « tu vas faire ce que je dis ». Il ne faut pas le suivre.

On retombe sur la pulsion, mais d’emprise cette fois-ci.

Oui, oui, d’emprise, tout à fait.

C’est un paradoxe de l’enseignant qui est censé être celui qui sait.

Si nous sommes chercheurs et que nous savons que nous ne savons pas, nous avons une autre humilité face à celui dont on pense, de fait, qu’il ne sait pas qu’il sait quelque chose. Potentiellement, cet enfant en devenir en sait parfois plus que nous-mêmes. Nous ne devons pas être dans une position de pouvoir sur lui, d’emprise. C’est cette maïeutique-là qu’il faut trouver : la manière d’être dans la transmission, et pas dans la volonté d’enseignement du haut vers le bas.

Comment intervenez-vous dans des collèges ?

Nous intervenons énormément, notamment avec les outils de la dispute. Ce sont des moments de représentation théâtrale pendant lesquels des comédiens mettent en chantier des dialogues de Platon qui sont construits autour du conflit et de la disputation. Progressivement cette dispute glisse à la classe qui va disputer elle-même, affirmer des points de vue qui souvent ne sont pas les siens. Comment passe-t-on d’une parole pulsionnelle à une parole raisonnée qui permet à l’autre de répondre et d’argumenter ?

Il faut construire du temps pour qu’enseignants et artistes créent du lien et de la pédagogie. Ça se fait naturellement, l’un a besoin de l’autre pour avancer.

Propos recueillis par Jean-Charles Léon
EN COMPLÉMENT, L’ARIA
L’Association des rencontres internationales artistiques, fondée en 1998, est située en Corse à Pioggiola. Son objectif est d’accompagner les pratiques artistiques et culturelles. Elle s’adresse, dans une démarche d’éducation populaire, à toute personne amateure ou professionnelle, jeunes ou plus anciens, avec ou sans expérience théâtrale. Le souci constant est de lier la création artistique à la formation. Il s’agit, pour les participants, d’apprendre à l’autre et de l’autre, à grandir, se tenir debout, s’exprimer et créer. Sous la direction de Serge Nicolaï, responsable pédagogique, l’ARIA organise des classes d’expression artistique, sensibilise au théâtre, à la lecture, etc. Elle favorise l’improvisation, les jeux verbaux, le langage du corps, développant chez l’enfant et l’adolescent la découverte de soi, la confiance en soi et en l’autre. Par la rencontre des publics amateurs et professionnel, l’ARIA poursuit un travail de transgression des séparations habituelles entre le champ social, économique et culturel, en questionnant la création, les territoires du sensible.

Notes
  1. http://www.treteauxdefrance.com