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L’inclusion par le théâtre : « Je suis avec les autres. »

L’art et la culture comme voie d’émancipation d’un jeune en situation de handicap : Drystan grandit avec le théâtre, comme en témoignent les personnes qui l’ont accompagné, stagiaires, acteurs, professionnels : Robin Renucci, Nadine Darmon, Serge Lipszyc et Serge Nicolaï.

Mon fils, Drystan, est un jeune adulte en situation de handicap de 19 ans. Ses pieds bots rendent son équilibre et sa marche instables. Aphasique de naissance, il a peu à peu acquis le langage, mais la verbalisation de sa pensée demeure une conquête quotidienne. S’il possède une forme élémentaire de lecture, il ne lit pas. L’IME1 dans lequel il a été orienté à 7 ans, situé à l’extérieur de son secteur d’habitation, l’a isolé de ses pairs, désocialisé. Sa solitude est devenue plus prégnante au départ de ses grandes sœurs : il perdait alors la possibilité de côtoyer leurs amis.

PREMIER RÔLE

C’est surtout par ma propre pratique amateur du théâtre qu’il a maintenu des liens sociaux à l’extérieur du cercle familial. En 2009, je monte avec ma troupe une pièce destinée à être jouée en appartement. Nous répétons à la maison et Drystan nous interrompt constamment. Je lui propose alors son premier rôle : « Ça me plait d’être un autre personnage. » Mais c’est surtout sa rencontre avec une association de l’éducation populaire située en Corse, l’Association des rencontres internationales artistiques (ARIAhttp://www.ariacorse.net/fr/), qui va déterminer son parcours émancipateur.

Depuis 1998, l’ARIA2 développe « un projet de création théâtrale dont l’enjeu est l’éducation et la formation individuelle et collective ». Elle organise régulièrement des stages à l’adresse de tous, comédiens professionnels mais aussi amateurs, voire débutants. Robin Renucci, son fondateur, prône cette diversité « comme une richesse qui apporte à tous ». Cette caractéristique de l’ARIA est essentielle parce que, dans ce contexte, le handicap devient « une singularité parmi toutes les autres » (R. Renucci).

Chaque été, un stage de réalisation théâtrale de cinq semaines aboutit à une semaine de rencontres où les spectateurs échangent avec les stagiaires et les intervenants à partir des représentations données et peuvent participer à différents ateliers artistiques. « Drystan répondait toujours à cette invitation avec beaucoup d’intérêt et de dynamisme. » (Nadine Darmon)

En 2010, Drystan participe à cette semaine, rencontre fondamentale pour lui grâce à l’accueil de Robin Renucci. Cet accueil convainc son père et moi de revenir tous les ans : c’est le seul moment de l’année où Drystan est véritablement socialisé. « Ça m’a fait super du bien de rencontrer Robin et toute l’équipe de l’ARIA. Ils me soutiennent avec mon handicap. » Robin lui promet sa participation à un stage à sa majorité. Cette confiance va l’encourager à s’ouvrir aux autres, avec une familiarité parfois inadaptée qui traduit l’aisance qu’il ressent dans ce lieu. Serge Nicolaï se souvient du premier contact : « Il avait quelque chose de très familier avec moi après avoir vu Antigone. Il est devenu très affectueux, comme s’il me connaissait, en me disant “ça va Serge ?”. J’étais surpris parce que je ne le connaissais pas ; je n’avais jamais été présenté. Je me suis dit : “Tiens, c’est drôle, ce garçon qui vient comme ça, très volontairement, me rencontrer”. »

L’ACTEUR

En 2014, Drystan a 18 ans et participe à son premier stage de quinze jours. Cette expérience l’enthousiasme et il décide de tenter avec moi le grand stage de l’été 2015. Ce stage est très intense : huit heures de travail quotidien, la préparation de deux pièces, une vie continue en collectivité. Drystan pourra-t-il suivre ce rythme ? Deux moments sont particulièrement significatifs de son parcours.

À la fin de chaque semaine, une veillée réunit stagiaires et habitants de la vallée du Giussani. « C’est au cours d’une soirée de veillée qu’il m’a le plus impressionnée : il assumait la présentation de la soirée en partenariat avec d’autres stagiaires et tous avaient choisi de se costumer en clowns traditionnels. Ce rôle est souvent très ingrat parce qu’il faut savoir rythmer la soirée, relancer la dynamique ou au contraire s’effacer au profit des sketchs, chansons ou poésies qui sont programmés. Drystan, en duo avec Saïd, a assumé cette tâche avec grâce et intelligence. C’était un plaisir et je dois dire que j’étais particulièrement émue de constater la liberté avec laquelle il a pris la parole au micro. » (Nadine Darmon). Ce moment a aussi marqué les stagiaires : « Il a été convaincant en sa qualité de clown car audacieux, original, et par là surprenant par rapport à sa discrétion habituelle. » (Grégory) « Drystan s’était lancé dans la présentation de clown une semaine après avoir commencé le stage. Beaucoup de gens n’avaient pas le même courage. » (Saïd) « J’ai vraiment été touché. J’ai vraiment été touché par ce qu’il a fait, parce qu’il avait l’air épanoui, dans son élément, et je n’ai pas trouvé que son handicap le freinait. Il a donné et j’ai reçu ce qu’il faisait. » (François) Serge Lipszyc ajoute : « Je garde également en moi l’image de Drystan, animateur dans une des veillées que nous organisons tous les samedis. Au micro, à l’aise, blaguant, époustouflant d’aisance verbale. Un autre jeune homme, sincèrement. » « J’étais content de faire rire les gens. J’étais capable de le faire. » (Drystan)

LE THÉÂTRE QUI CHANGE LA VIE

Le second moment a lieu lors d’un atelier sous la conduite de Serge Nicolaï : « L’impro déclencheuse, c’était avec Charlotte. Je sais qu’il avait beaucoup d’affectif pour elle. En même temps, et c’est ça qui était bien aussi (parce que finalement c’est ça aussi le théâtre), c’est que ça l’a aidé à se surpasser. Ça l’a mis dans la contrainte d’un acteur : à un moment donné, si tu es sur le plateau, il faut surmonter ton quotidien et rentrer dans l’histoire. Et comme on travaillait sur le playback lyrique, sur les opéras, à travers ces improvisations du duo lyrique, je l’ai mis en situation d’être le jeune amoureux qui a décidé de mourir avec sa jeune fiancée mourante qu’il a dans les bras. Et ce moment-là, ça a fait que d’un coup (et ça, c’est très étrange mais c’est aussi une prouesse du théâtre je pense, parce que ça arrive à tous, mais ça a été encore plus flagrant chez Drystan), ça l’a changé corporellement. Il était droit. Ça s’est même opéré sur son visage. Il y a eu une espèce de relâchement, d’apaisement que tu as quand tu entres dans l’histoire, que tu t’oublies, que tu y crois. Il a eu ça, il s’est oublié et il est entré dans l’histoire, avec le fait aussi d’avoir Charlotte dans les bras, dans une transposition théâtrale. Ça a été vraiment intense. »

Ces cinq semaines ont métamorphosé Drystan, comme en témoigne Serge Lipszyc : « Si l’on peut dire que le théâtre peut changer la vie, la vie de Drystan a changé. J’en suis intimement convaincu. » La confiance des intervenants de l’ARIA lui a permis de prendre confiance et de modifier son rapport au monde. Drystan a été considéré comme un stagiaire capable et non comme un individu empêché. Tous les intervenants ont adopté la même attitude que Serge Nicolaï : « Donc, avec Drystan, je me suis appliqué à me dire “j’applique le même discours. Je vais avoir les mêmes exigences physiques qu’avec les autres”. Je n’avais pas envie d’avoir avec lui une attitude complaisante, un peu couveuse, de faire attention à lui. Je crois qu’il a été content et je pense que c’est ce qu’il a rencontré à l’ARIA, quelque chose où il n’y avait pas de différenciation en fait. » Cette considération a eu un effet sur le groupe, comme le rapporte Leslie, qui travaillait avec Drystan sur la pièce Le Mandat mise en scène par Serge Lipszyc : « Serge a été fantastique parce que lui, il osait le bousculer quand il jugeait qu’il avait besoin d’être bousculé et en même temps, il lui parlait comme à n’importe quel autre comédien et sans forcer quand il sentait que ce n’était pas la peine. C’était très important que la personne qui guide le projet ait conscience de ça et y aille quand même, ne le mette pas à l’écart en le surprotégeant et le pousse, sache être terrible avec lui. De voir Serge lui parler comme à n’importe qui et le bousculer quand il en avait besoin, ça a fait beaucoup de bien à tout le monde. »

Aujourd’hui, Drystan prend seul les transports pour suivre un atelier hebdomadaire. Il demande à aller au théâtre, peut citer ses auteurs et metteurs en scène préférés. Il est à l’origine d’un projet théâtre qu’il monte avec Saïd pour son EmproExternat médicoprofessionnel.. Cette expérience ne l’a pas seulement rendu autonome, elle l’a responsabilisé et autorisé à prendre sa place dans la société : « Le théâtre, c’est important pour moi. Je suis avec les autres. Ça me fait du bien de rencontrer les gens. Maintenant, je sais que je peux faire les choses. »

DANS LA BIENVEILLANCE ET LA CONFIANCE

Drystan a pu s’émanciper, parce qu’il a trouvé un lieu qui lui a permis de porter un vrai projet, de devenir auteur de soi-même. Leslie et Saïd insistent sur son attitude volontaire : « Ça se sentait qu’il était là parce qu’il avait envie d’être là. » « Drystan, dans le travail, il avait une vie, un enthousiasme, une présence. Mais aussi, il avait envie de le faire. » Cette autorisation s’est faite par la bienveillance des intervenants, sans qu’ils ne transigent sur les exigences théâtrales, comme le précise Robin Renucci : « On n’a pas pleuré à côté de lui “mon pauvre Drystan”. Non, on l’a fait bosser, il avance, il fait le boulot comme les autres et il l’a fait très bien. » Surtout, c’est bien, parce qu’à l’ARIA, le théâtre s’affirme comme le lieu du politique, au sens étymologique du terme, qu’il permet cette élévation. Serge Lipszyc le dit bien : « Voilà une preuve concrète et supplémentaire que la pratique de l’art et l’échange en confiance font grandir les êtres. »

Drystan Denis, Claire de Saint Martin
élève et parent d’élève

Notes
  1. Institut médicoéducatif, établissement spécialisé accueillant des enfants dans le champ du handicap mental.
  2. http://www.ariacorse.net/fr/ Voir l’encadré associé à l’interview de Robin Renucci dans la quatrième partie du dossier.