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Les savoirs incarnés

Pendant tant d’années, sans cesse, les enseignants abordent les mêmes notions, et il n’en resterait au mieux, chez certains élèves, qu’un vague souvenir, et même pour ceux en réussite, qu’une espèce de lassitude et de non-appétence caractérisée. Daniel Gostain propose d’incarner les savoirs, au propre, de les faire vivre dans le corps.

Nous sommes en début d’année dans ma classe de primaire. Une boite à personnages est positionnée et accessible en permanence. Chaque élève et l’enseignant peuvent y insérer une notion. Tous les quinze jours, lors d’un temps commun inscrit dans l’emploi du temps, on en choisit une à incarner. De nombreuses possibilités s’offrent à nous, et pas simplement en se focalisant sur le champ disciplinaire. On pourra se mettre dans la peau d’un concept (verbe, nombre, fleuve, etc.), d’un personnage historique, d’un objet historique (armure, lieu, etc.), d’un lieu sur terre (pays, continent, paysage, etc.), d’une discipline de l’école, de mots utilisés à l’école (devoirs, notes, sanctions, consignes, travail, élève, etc.) ou encore d’un personnage qu’on n’est pas (pour lutter contre les clichés, les enfermements, les discriminations).

Les élèves s’organisent alors en équipes pour préparer une mise en corps du savoir de la quinzaine. Ce personnage savoir, il faut lui découvrir une histoire, une famille, un caractère, des émotions, des désirs, des aventures passées et à venir, etc. Différents modes d’expression peuvent être envisagés et sont librement choisis par les groupes : jeux de rôle, théâtre, écriture, duels, etc.

Deux semaines plus tard, chaque équipe présente à la classe son personnage enfin incarné, et qui restera, sans doute, plus présent en chacun de nos élèves.

Voici un exemple concret de cette incarnation des savoirs dans le domaine mathématique, dans des modalités un peu différentes, avec une classe de CE1. D’abord, de l’improvisation sur un personnage choisi. En premier, volontaire, Prunelle ; elle a choisi « la droite ». La voilà qui arrive devant la classe, les bras écartés, ayant du mal à se déplacer : « Comme c’est dur ! Je n’arrête pas de grandir, et comme je m’étends tout le temps, je me cogne sans arrêt ! Quand est-ce que ça va s’arrêter ? Il parait que jamais ! En plus, ce qui est bizarre, c’est que plus je grandis, plus tous les autres me semblent petits. » Je lui demande de trouver une « sortie de droite », ce qu’elle fait sans perdre son émotion et sa démarche.

Ensuite, Murielle et Ahmed jouent le nombre 10. L’un est le 1, l’autre le 0. Tous deux se mettent à se chamailler car le 1 est prétentieux, prétendant porter le nombre, le second s’énerve, mal à l’aise qu’il est d’être un 0 ! Arrivent Émilie et Lisa qui font le « + ». Elles sont toutes fières d’annoncer qu’elles additionnent tous les nombres existant sur Terre et qu’elles sont prêtes à accueillir tous ceux qui veulent se faire additionner !

ET VOILÀ LA SUITE

Tout d’abord, je leur ai demandé de créer la fiche d’identité du personnage : sa famille, ses passions et détestations, ses envies. À partir de cette fiche, ils ont essayé de se mettre en scène corporellement et avec les émotions propres à chacune des notions. Ainsi par exemple, le « + » nous a raconté son plaisir d’additionner à tout va, nous a fait partager sa rivalité avec le « – », et nous a confié la découverte heureuse d’une sorte de cousin germain qu’est le « x » ! Petit à petit, nous nous sommes rendu compte, par le jeu, des liens entre les personnages : entre le plus et le moins, entre le carré, le rectangle, le losange et le cercle, entre la droite, la règle et l’équerre. Alors, pour donner plus d’enjeux aux scènes théâtrales, j’ai choisi de réunir les personnages, pour finalement aboutir à quatre scènes principales : une scène géométrique, dans laquelle le carré et le rectangle, plutôt amis, se mettent à dénigrer le losange dépourvu d’angles droits, mais à adopter le cercle, très étrange pour eux car sans côtés ; une scène avec les opérations, dans laquelle le « + » et le « – » s’exercent à additionner et soustraire les nombres 1 et 7 (eux aussi des personnages) dans une certaine rivalité ; une scène avec le 10, le 100 et le 1 000 pendant laquelle chacun cherche à voler les 0 des autres, jusqu’au moment où le 1 000 000 viendra leur imposer sa puissance à six 0 ; une scène de mesures où la règle et l’équerre cherchent en vain à mesurer la droite qui s’avère bien trop longue, et même infinie.

Les scènes prêtes sont présentées aux autres classes de l’école, une toute nouvelle façon de découvrir et de s’approprier les notions mathématiques pour chacun des élèves.

DÉCOUVRIR POUR DE VRAI

En montrant que ces savoirs peuvent se vivre avec le corps, le mouvement, les émotions, l’incarnation permettra de les faire descendre de leur pure abstraction et surtout de les enjouer. Ils peuvent être alors support de joie et de jubilation, de jeu et de plaisir. Quelquefois, il ne faut pas aborder de front, il faut contourner, chercher la fenêtre par où entrer. Incarner serait comme un chemin différent, parmi d’autres, à la richesse de la notion.

Daniel Gostain
professeur des écoles, Paris XXe