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Ressentir et exprimer ses émotions

Comment développer le langage émotionnel lors d’un atelier coanimé avec une artiste plasticienne en classe de CP-CE1.
Enseignante en CP-CE1 depuis sept ans, j’ai participé à la recherche LEA (lieux d’éducation associés) sur la perception des œuvres d’art. À cette occasion, j’ai pu faire le constat que les élèves de cet âge rencontraient des difficultés pour oraliser leurs émotions face à une œuvre, notamment ceux qui n’y avaient pas ou peu accès. J’ai alors eu l’opportunité de travailler avec une artiste sculptrice, Géraldine Milanese, qui propose des ateliers artistiques en classe, lieu hypothétiquement facilitateur, autour de son thème de prédilection, les émotions, et de son exposition « Enfance(s) ».

Nous avons coconstruit des interventions en classe autour d’une de ses œuvres (voir la photographie) avec, comme objet de travail, le corps et ses émotions. Nous avons formalisé en amont trois étapes : la rencontre avec l’œuvre, des temps d’explorations artistiques (fil de fer, expression corporelle et écriture) et, enfin, la présentation des réalisations.

RENCONTRE

La première intervention s’est centrée autour de la rencontre avec l’œuvre et l’artiste. Les enfants pouvaient la toucher, tourner autour et s’exprimer librement : « On dirait qu’il pleure », « il est triste », « moi je pense qu’il réfléchit », etc. Rapidement, ils se sont également interrogés sur la technique : « Combien de temps ça prend ? », « avec quels outils ? », etc., et sur un mode d’expression artistique, la sculpture. D’autres matériaux, d’autres styles de représentation que ceux de l’artiste furent aussi évoqués. Ces échanges étaient facilités par la présence de l’artiste, contrairement à ce qui se passe lors des visites d’expositions ou de musées ou lors de projections en classe.

© Galingale

Après un temps d’échanges collectifs autour des émotions (« est-ce qu’on les éprouve dans la tête ? dans le cœur ? dans le corps ? »), les enfants se prêtent à un jeu de mimes. On écrit sur des papiers les émotions citées dans la discussion (la peur, la tristesse, la joie, la mélancolie, la colère, etc.) et un élève tire au sort l’une d’entre elles. Il doit la mimer et la faire deviner aux autres. Les enfants se rendent compte que, souvent, c’est grâce aux expressions du visage que l’émotion est devinée (orientation des yeux, forme de la bouche, etc.).

Afin d’attirer l’attention sur le corps, le jeu se poursuit en masquant le visage. Les enfants hésitent, osent, rient, et se montrent tous curieux et bienveillants. Je poursuis cet exercice quelques jours plus tard, en EPS, avec le jeu de la statue. C’est encore l’occasion de sensibiliser les enfants à ce que leur corps peut exprimer, de leur faire observer que chacun ne se positionne pas de la même façon pour communiquer la même émotion. Le langage des émotions est réactivé en situation et les enfants acquièrent progressivement la signification des mots qui les désignent. La timidité peut s’exprimer tête baissée et les bras qui s’entortillent, ou la tête sur le côté, un peu cachée par l’épaule. La colère peut s’exprimer debout ou assis, bras tendus ou serrés, tête cachée ou au contraire très grimaçante de rage, etc. Les séances suivantes seront des temps de pratique autour du matériau privilégié de l’artiste : le fil de fer.

DU FIL À RETORDRE

Étape par étape, guidés et aidés par les adultes présents, les enfants réalisent un personnage à plat avec un seul morceau de fil (un rond pour la tête, pliage du fil pour faire les pieds puis les bras). Chacun doit ensuite attribuer une émotion à son personnage, et la rendre lisible grâce au mouvement du corps et à l’expression du visage. Géraldine Milanese nous montre ensuite une technique pour réaliser un personnage en volume : une figurine d’une quinzaine de centimètres, dont le visage n’est pas modulable. Il s’agira de lui faire exprimer une émotion à travers sa posture.

Ce bonhomme partira ensuite à la rencontre d’un ou deux autres personnages dans un contexte de récit : un lieu, un moment, une action.

Ce sera l’occasion de faire travailler la production d’écrits par groupes de deux ou trois enfants. Les enfants inventent alors une situation et des conversations entre leurs personnages. Par exemple, un personnage timide va rencontrer un personnage heureux dans la cour de l’école ; un élève triste va être consolé par d’autres dans la bibliothèque. Ces productions écrites seront présentées avec les personnages sculptés en fin d’année.

Vient enfin le temps de l’exposition auprès des parents et des autres classes, avec la fierté d’avoir produit des personnages : les textes ont été finalisés, les personnages en volume mis en scène. Tous expriment des émotions qu’il faut deviner. Cette expérience singulière trouvera naturellement son prolongement en histoire des arts, par la présentation d’autres œuvres plus connues qui jalonnent le temps, de l’art pariétal à notre période contemporaine.

DES MOTS POUR LE DIRE

Sur le plan de la rencontre avec une œuvre, j’ai pu observer, lors d’autres temps de découvertes artistiques, que la parole des élèves était beaucoup plus libre : ils interrogent, questionnent, argumentent pour exprimer ce qu’ils apprécient ou pas : « Ça à l’air triste, ça me fait penser à telle émotion, etc. », « je trouve que ce portrait est nostalgique à cause de ses couleurs chaudes et de la façon dont la personne se tient », « ce tableau fait peur avec ses couleurs sombres ! L’artiste a réussi à nous faire peur ! » Le fait que nous ayons tous travaillé sur un vocabulaire commun facilite d’autant plus les échanges et la compréhension du point de vue de l’autre.

Ce dernier aspect est également visible par des progrès dans les relations entre pairs, hors temps de pratique artistique. Chacun est plus à l’écoute de l’autre, de ce qu’il ressent, et une vraie complicité relationnelle s’est instaurée dans la classe. Il me semble que les élèves ont appris à prendre davantage en considération les états émotionnels de chacun. En effet, dans des temps plus informels de récréation ou de travail en petits groupes, les enfants ont exprimé clairement leurs ressentis face à une difficulté avec un autre (« s’il ne veut pas jouer avec nous, c’est normal, peut-être que pour le moment, il n’a pas envie », « il faut que chacun écoute l’autre, car les timides n’osent pas »). La mise en scène des personnages et l’écriture des saynètes ont permis aux enfants de se projeter dans des situations réelles ou imaginaires. Cette expérience semble leur avoir donné la possibilité d’être plus attentifs à leurs propres émotions et à celles des autres.

Alice Python
Professeure des écoles, école des Trois-Maisons, Nancy (54)
avec la complicité de Géraldine Milanese, sculptrice