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Évaluer les compétences par ceintures

Les ceintures de la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury sont un outil particulièrement efficace dans une approche par compétences. Un exemple très élaboré pour la compétence « intervenir à l’oral devant un public » en classe de 1re, en cours d’histoire-géographie.

La classe travaille la compétence « intervenir à l’oral devant un public ». Le thème est la place des femmes dans l’histoire ; l’exigence élevée, pour cette classe de première littéraire, est de réussir à présenter un document qui permette, à partir de ce qu’il contient, à la fois d’évoquer une biographie organisée d’une femme du XXe siècle et de lier sa vie à un contexte historique.

La complexité de la compétence se prête bien à une évaluation par ceintures. Trois axes sont privilégiés et décrits en détail, dans un document d’une page : on travaillera l’attitude mesurée par la voix, par le ton et la spontanéité qui s’éloigne du papier lu ; on espère une organisation de l’intervention, introduite, menée selon un plan, conclue ; on attend un contenu riche, appuyé sur des connaissances et un vocabulaire historiques.

Ça part mal

Toute une semaine est consacrée aux exposés oraux, mais le lundi, c’est mal parti : l’ordre chronologique de passage ne peut être respecté, car quelques élèves ne sont « pas prêts ». Visiblement, certains paniquent à l’idée de l’exposé en public. Les exigences, réaffirmées par le prof, semblent insurmontables. Les premiers exposés sont très médiocres : pas de plan, pas de rapport entre le document présenté et la biographie. C’est seulement au moment de l’évaluation que les trente-deux élèves commencent à lire le texte de la feuille des ceintures. On se met d’accord assez vite sur des ceintures blanches et jaunes qui contiennent des éléments minimaux : venir et parler, être entendu-e, présenter un document, donner quelques informations intéressantes sur la femme étudiée.

Mettre le doigt où ça fait mal

Ça n’est pas trop douloureux de n’avoir qu’une ceinture jaune, moins que de prendre un 4 sur 20 dans les dents, en tout cas. C’est peu satisfaisant quand même : on a pris un certain plaisir à chercher des informations sur Louise Michel, Mata-Hari ou Violette Nozières… Mais lire du Wikipedia devant la classe n’est visiblement pas la solution pour faire partager ce qu’on a trouvé. Très vite, la classe sollicitée pour participer à l’évaluation met le doigt sur ce qui bloque : Marion ne peut avoir la ceinture orange parce qu’elle lit son papier et qu’elle n’a pas vraiment de plan. Des élèves qui vont bientôt passer se consultent, certains rédigent fébrilement une introduction, d’autres tirent un trait bleu au milieu de leur sortie imprimante, pour penser à marquer, à l’oral, une coupure audible par tous. Le niveau s’élève lentement, les premières ceintures orange sont atteintes en fin d’heure.

Blocage à la ceinture bleue

Le mardi matin, l’atmosphère est plus détendue. Les réticences à « passer devant la classe » sont encore là, mais les retardataires ont travaillé. D’emblée, un exposé de bonne qualité atteint la ceinture verte : les temps différents de l’exposé sont perceptibles, la sortie imprimante ne sert plus que de référence pour y jeter un œil de temps en temps : la vie d’Helen Keller, de Dolores Ibarruri ou de Frida Kahlo intéresse l’auditoire et deux ceintures bleues viennent terminer la séance.

Mais quelque chose bloque encore pour atteindre les sommets. Sommes-nous arrivés à un indépassable ? Ces bons élèves qui atteignent le bleu, que leur manque-t-il pour passer au marron ou au noir ?

Beethoven et la première ceinture marron !

Le mercredi est le dernier jour et les exposés les meilleurs ne dépassent toujours pas la ceinture bleue. Les élèves vérifient, en lisant la notice de la ceinture marron : tout est dans un mot terrifiant : la « problématique ». On en discute : il ne suffit pas d’organiser selon un plan, il faut encore relier le personnage étudié, le document présenté, dans un questionnement qui donne du sens. Cela semble terriblement abstrait. Comment peut-on faire sortir une problématique de son chapeau ?

Arrive alors Mathieu. Il prend un gros risque en choisissant comme document l’introduction d’une symphonie de Beethoven, pour présenter le personnage d’Alma Rosé. Il arrive le sourire aux lèvres, puis devient grave et présente les choses ainsi : « Comment cette musique, avec ses accents sombres, peut-elle trouver sa place dans l’univers d’Auschwitz ? » S’ensuit un exposé assez court, articulé autour du sens qu’on peut trouver à la musique elle-même, puis de l’usage que les nazis firent de l’orchestre de femmes, dirigé par Aima Rosé, à Auschwitz-Birkenau.

La fierté de la ceinture marron enfin atteinte ne touche pas seulement Mathieu. Tous les élèves, au moment de la sonnerie, sont contents d’eux, du travail collectif d’appropriation des critères qui s’est produit là. Ils ne le disent pas comme cela, naturellement, mais quelques-uns interrogent déjà : quand est-ce qu’on aura l’occasion de repasser pour changer de ceinture ?

(Cahiers pédagogiques n° 476, « Travailler par compétences », novembre 2009)

Dominique Natanson
Enseignant et formateur, académie d’Amiens, équipe de formateurs « Apprentissage et évaluation ».