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« Les enseignants font preuve de créativité pour donner du sens aux prescriptions »

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D’où est venue l’idée de faire ce dossier des Cahiers  ?

Nicole Priou : Le dernier dossier consacré au métier enseignant remontait à juin 2014 « Enseignant un métier qui bouge ». Même si le dossier n° 539 de septembre 2017 « Pouvoir d’agir et autonomie de l’école au lycée » abordait aussi des questions touchant au métier enseignant il nous semblait important dans un contexte agité, comme nous le rappelons dans l’avant propos, de faire un point – un quart de siècle après les interrogations de Philippe Perrenoud dans un article qui a fait date : « Le métier d’enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement »

Sabine Coste : Le métier d’enseignant est traversé depuis les années 2000 par des interrogations et des transformations, voire des mutations qui incitent à enquêter chez les différents acteurs, enseignants, cadres, formateurs, chercheurs, pour savoir ce qu’il en est. Ces questionnements viennent aussi bien des professeurs qui se demandent comment faire pour répondre aux injonctions nombreuses et complexes (parfois paradoxales) qui leur sont adressées, de l’institution qui cherche une meilleure efficacité d’un système dont on dénonce trop souvent l’immobilisme, des parents qui attendent beaucoup de l’école pour l’avenir de leurs enfants, et enfin de la société en général qui attend de son école un haut niveau de formation pour tous.

Depuis, il y a eu une année scolaire étrange, qui, comme vous le soulignez dans l’avant-propos, a commencé avec le suicide de Christine Renon et se termine, après le confinement et la « continuité pédagogique », avec le « prof bashing ». Trouve-t-on dans le dossier de quoi réfléchir à tout cela ?

N. P. : Les délais de fabrication d’un numéro font que les articles du dossier ont été écrits avant le confinement et le « prof bashing ». Ils ne sont donc pas pensés d’abord comme des réponses possibles à cette actualité chaude. Toutefois, en visant une réflexion de fond sur le métier aujourd’hui, sur le rapport que les différents acteurs entretiennent à ce métier, sur la manière dont certains s’emparent des difficultés rencontrées pour y faire face, nous espérons bien ouvrir des brèches – pour la réflexion et pour l’action – dont nos lecteurs pourront s’emparer. Ce souci d’ouvrir le champ des possibles nous a orientées – en tant que coordinatrices – à entendre et laisser une place à tout ce qui entrave et empêche l’action, à tenter de le comprendre tout en essayant d’éviter de sombrer dans « la fabrique de l’impuissance »[[La formule est reprise du titre d’un ouvrage de Charlotte Nordmann, La fabrique de l’impuissance. L’École entre domination et émancipation, éditions Amsterdam, Paris, 2007.]]. J’avais été très interpellée, lors de journées d’automne du CRAP-Cahiers pédagogiques sur l’accompagnement en octobre 2010, par le questionnement d’une chef d’établissement de lycée professionnel, Agnès Paon, qui se donnait comme règle d’aborder avec ses équipes les prescriptions sous l’angle : « Comment rendre intelligent ce qui nous est demandé ? ».

S. C. : Effectivement, les articles étaient pour la très grande majorité d’entre eux déjà rédigés et retravaillés par les auteurs en mars. Ce que ces textes révèlent, c’est la façon dont les enseignants font preuve de créativité pour donner du sens aux prescriptions qui leur sont destinées, afin de les adapter à leur contexte et à leurs conditions de travail, à les redessiner pour qu’elles soient plus en cohérence avec les profils de leurs élèves et aussi, et c’est une dimension forte de ce dossier, à collaborer et à construire du collectif.

Et cette inventivité au quotidien a été une ressource pour faire face au travail à distance avec leurs élèves. Les modalités ont été multiples en fonction de l’accès ou non à Internet des élèves. Travailler à distance est une nouvelle prescription, arrivée subitement et sans formation, qui une nouvelle fois a questionné le métier. La période que nous venons de vivre montre que les déclinaisons de cette prescription ont été multiples et que tous les enseignants ont expérimenté, testé, ont été force de proposition malgré un contexte contraint. Ils en ressortent encore mieux outillés et renforcés dans l’idée que les interactions avec les élèves, si souvent oubliées lorsque l’on parle du métier, sont au cœur de leur activité.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les textes reçus et les échanges avec les auteurs ?

N. P. : Le grand nombre des réponses à l’appel à contributions a été une confirmation, s’il en était besoin, de l’actualité de cette question et de l’énergie – individuelle et collective – que les acteurs déploient pour préserver ou renforcer cette dimension « conceptrice » dans leur métier.

Un regret cependant : notre appel à contributions faisait explicitement appel à des points de vue de chefs d’établissements, d’inspecteurs sur leurs observations quant au rapport des enseignants aux prescriptions, sur leur rôle dans l’incitation à prendre des initiatives donc des risques, au-delà parfois de la stricte application des textes. Or, nous n’avons eu aucune proposition spontanée et beaucoup de refus parmi les contacts sollicités. Raison de plus pour saluer ceux qui ont accepté d’écrire un article.

Ce qui est frappant – et nous le soulignons dans l’avant propos – c’est qu’il suffit parfois de « presque rien » pour enrayer une dynamique collective ou la remettre en marche. Chaque acteur a, certes, un champ d’action limité mais tous ne l’utilisent pas de la même façon. Comment se donner les moyens – individuellement et collectivement d’être sujets de son histoire professionnelle ? La théorie de l’attribution sociale reprise en 1997 par Jean-Pierre Astolfi[[Dans L’erreur, un outil pour enseigner, ESF.]] à Harold Kelley pourrait être une bonne grille de lecture de ce qui est en jeu : un sujet peut se positionner différemment face à ses actes et à la survenue des événements. Astolfi voyait dans l’attribution externe (renvoyer ce qui advient à des causes ou des circonstances qui sont extérieures à soi et se vivre comme étant leur jouet) « l’un des freins puissants à une réelle professionnalisation du métier », là où l’attribution interne positionne les professionnels en acteurs autonomes, sujets de leur propre histoire.

La professionnalisation ne suppose sans doute pas d’être héroïques mais invite à travailler sans relâche à ne pas subir passivement son histoire, à faire au quotidien ce qui nous semble devoir être fait et que personne d’autre ne fera à notre place si nous, on ne le fait pas.

S. C. : La richesse de ces textes vient de la plongée qu’ils nous invitent à faire dans le réel de la classe, du travail entre professionnels, dans l’activité du quotidien pour saisir comment des choix sont faits, des positionnements choisis puis des retournements émergent. En fait, ces textes montrent un métier vivant, questionné, réajusté, et des enseignants en recherche de gestes professionnels affinés, toujours plus adressés et d’une réappropriation d’un quotidien mouvant au rythme des générations d’élèves et de la composition des classes. Il apparait très clairement que cette volonté d’adaptation et d’ajustement est un élément fondateur de leur professionnalité. Ce qui émerge de nombreux textes c’est que la dimension conceptrice du métier est une source de satisfaction inhérente à la profession enseignante.

Propos recueillis par Cécile Blanchard