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Apprendre à être un élève ordinaire

Titulaire d’un master en musicologie, il voulait être enseignant sans être cantonné à une discipline particulière. Alors, il choisit de devenir professeur des écoles. Dans sa première année d’exercice, il effectue des remplacements puis répond favorablement à une proposition de poste dans un ITEP. Il y voit une opportunité d’avoir une classe à lui et est séduit par le « challenge d’avoir des élèves en grande difficulté ». La fonction lui plaît. Il se forme pour postuler de façon définitive.

Aujourd’hui, il y vit sa huitième année, désormais à mi-temps avec un poste complémentaire de formateur à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (Espé) où il intervient auprès d’enseignants qui se spécialisent sur les situations de handicap ou d’enseignants stagiaires. Il s’appuie sur son expérience, sur les méthodes qu’il a élaborées pour transmettre et partager. Son établissement accueille des enfants entre six et treize ans, orientés là pour des troubles du comportement, détectés parfois dès la maternelle ou qui se sont développés au fil des années. « Notre premier travail est de les accueillir, d’apaiser les tensions entre enfants, familles et écoles. Les enfants arrivent rarement dans de bonnes conditions. »

Le diagnostic est souvent difficile à accepter pour les parents et l’arrivée dans l’institut se fait alors au bout d’un parcours, en moyenne de deux ans, émaillé de heurts. L’objectif est d’organiser un retour progressif en école ordinaire ou adaptée. Des temps sont réservés pour des périodes d’inclusion dans un établissement de rattachement avec une adaptation de la durée selon l’élève et les progrès qu’il réalise. « Le moment de bascule est le passage au mi-temps. On oriente vers un accompagnement plus léger, on songe à une autre orientation. Cela arrive généralement au bout de trois ans. » Chaque année, un tiers des effectif est ainsi renouvelé.

Une équipe pluridisciplinaire

Son établissement accueille une vingtaine d’enfants dont douze en internat. Pour les encadrer, des psychologues, un pédopsychiatre, un psychomotricien, des éducateurs spécialisés sont présents, une équipe pluridisciplinaire pour un accompagnement pluriel et complémentaire. « Les éducateurs ont un rôle de présence au quotidien, de sept heures à vingt-deux heures. Ils organisent des activités pour apprendre à jouer ensemble, à respecter des règles ou des choses simples comme de se laver les mains. »

L’enseignant, lui, prend en charge des groupes de quatre à cinq élèves pour des séances d’une heure. Les groupes sont constitués en respectant un niveau homogène, diffèrent d’une fois sur l’autre. Car les élèves ont un emploi du temps personnalisé en tenant compte de leurs rendez-vous médicaux ou avec un psychologue, ainsi que de leur temps de présence dans l’établissement de référence pour inclusion. « En moyenne, un enfant vient trois fois par semaine dans la classe de l’ITEP. Plus il va à l’école de rattachement, moins il vient à l’ITEP. »

Pierre voit son propre rôle comme celui d’accompagner pour reprendre confiance et progresser vers l’inclusion, de s’attarder sur l’apprendre à apprendre. Il est à la fois enseignant spécialisé et coordonnateur. Il s’attache à connaître le plus finement possible les capacités et difficultés de chaque élève pour partager ce qu’il constate avec les enseignants de l’établissement de rattachement. Il a en tête « un seul objectif, celui de les faire penser, car leurs pensées sont un peu figées de peur notamment de penser à des choses traumatisantes. Certains fuient physiquement les apprentissages ». Il leur apporte un support pour les faire penser, lire, produire de l’écrit, dans le cadre scolaire contraint. Cet apprentissage des contraintes est aussi un enjeu pour des enfants qui n’ont pas intégré les règles de la vie en société et n’ont pas compris ce que l’on attend d’eux à l’école.

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De la pédagogie institutionnelle

Il travaille avec des ceintures de comportement attribuées par une évaluation en groupe. Si l’un d’entre eux a été violent, le collectif le constatera et lui attribuera une ceinture blanche. A l’inverse, si les règles ont été respectées alors la ceinture bleue, couleur la plus haute, sera donnée. Les règles de référence sont affichées sur les murs, un support commun, base de travail sur le sentiment d’appartenance et sur la nécessité des règles pour bien vivre ensemble. « Je m’inspire de la pédagogie institutionnelle portée par Sylvain Connac. Ses livres ont été une source d’inspiration sur la gestion du groupe et du comportement quand j’ai débuté et encore maintenant. »

Il précise que les groupes n’étant jamais les mêmes, il ne pourrait pas fonctionner complètement en pédagogie institutionnelle. Dans son ITEP, pas de conseil de classe mais un conseil institutionnel qui rassemble les enfants et les personnels présents. Les élèves ont parfois des difficultés à s’y rendre selon leur rapport au groupe, à la patience. Car, il faut gérer la parole et l’écoute dans une réunion où vingt personnes peuvent être présentes. Certains en sont capables, d’autres pas encore, la différenciation se joue là aussi.

Faire avec ce que les élèves amènent

Côté pédagogie, il puise dans les ouvrages de Serge Boimare basés sur son expérience en ITEP. « Il faut faire avec ce que les élèves amènent plutôt que de l’éviter, avec leurs pensées violentes. » Il utilise les contes et la mythologie, des textes qui parlent aux élèves tout en instaurant une certaine distance avec eux. « Au niveau cycle 2, ils adorent produire des écrits quand il s’agit d’écrire des choses sur les monstres. » Il lance un défi quantitatif en donnant un nombre de mots à rédiger pour dépasser le refus de produire, gommer la certitude de l’incapacité. En mathématiques, il utilise des jeux de société pour travailler la représentation spatiale et le raisonnement. Il fait manipuler pour passer par le concret et contourner la difficulté à aller vers l’abstraction.

La culture est la base de nombre d’activités. Il mêle sa passion de la musique et les conseils de Serge Boimare sur l’usage de la mythologie pour proposer à ses élèves d’étudier des extraits d’opéra, de visiter des sujets forts comme l’amour, la mort ou la séparation. Ils adhèrent, se laissent porter vers la découverte, chantent, se régalent des textes dialogués. Ils découvrent une offre culturelle exigeante, s’ouvrant à de nouveaux horizons, hors des chaînes de clips grand public qu’ils fréquentent. « Ils sont impressionnés quand on écoute et quand on regarde les extraits. C’est suffisamment attirant pour qu’ils soient pris. » Il les invite à un voyage dans la musique par l’étude d’un instrument qui les fait visiter des univers musicaux autres, de Haendel à Ibrahim Maalouf.

L’apparente exigence culturelle est appréciée. « Ils y sont sensibles car cela parle à leur intelligence. Ils ont très peu de mots pour exprimer leur vision du monde. Ils sont contents qu’on leur parle comme à des enfants sans les considérer juste comme des êtres violents. »

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Ils sont très sensibles aussi au niveau des activités qu’il leur propose, à leur correspondance avec le niveau qu’ils pensent avoir. L’approche est très personnalisée avec un travail par objectif et sans référence explicite à un niveau scolaire. Les résultats sont reportés sur un cahier de compétences qui permet à chacun de se représenter son niveau. L’enseignant a en tête le parallèle à poser avec les exigences d’un avenir à construire, à une orientation qu’il faudra tôt ou tard réfléchir vers un collège ordinaire ou l’enseignement spécialisé. Se confronter avec le monde extérieur est indispensable pour des enfants qui oublient parfois qu’ils sont différents. « Il ne faut pas oublier que l’on est dans une bulle compréhensive. Or, il est nécessaire de les préparer pour aller vers l’extérieur. » Leur temps passé dans l’établissement de rattachement est précieux. Ils reviennent avec une riche expérience de la vie dans un grand groupe en classe ordinaire qui les aide à progresser.

Parcours

Le passage du CM2 à la sixième est un moment charnière fragile où le risque de relâchement est fort, lorsque les personnes référentes sont moins nombreuses et présentes. Un tiers des élèves sortent de l’ITEP avec des troubles psychopathologiques nécessitant une orientation vers un accompagnement fort, en hôpital de jour par exemple. Plus nombreux sont ceux qui évoluent vers un allègement de cet accompagnement. Et puis il y a ceux qui décrochent, ne font rien pendant quelques mois puis reviennent à l’école, dans un micro-lycée ou une classe relais, forts d’une motivation nourrie par cette parenthèse.

Les parcours réussis sont sinueux, passent par une SEGPA avant le lycée professionnel ou l’apprentissage et se concluent par un métier choisi, épanouissant. « Ils reviennent nous voir totalement socialisés. Tant que l’adolescence n’est pas passée, tout est possible. On joue aussi là-dessus. Parfois l’adolescence leur fait beaucoup de bien. » Mais cette adolescence, il la voit fort peu et c’est sans doute là que se niche son principal regret. « On accompagne uniquement jusqu’à treize ans. Tous les élèves qui sont à l’ITEP vont mal. Quand ils vont bien, ils s’en vont. C’est assez usant car on voit toujours des situations difficiles. On voit les réussites mais surtout au quotidien des enfants qui vont mal. »

Il aime son travail pour la stimulation intellectuelle qu’il provoque, l’exigence qu’il suppose dans la préparation et l’animation des séances. Il apprécie de l’exercer dans un cadre collectif, pluridisciplinaire, où il n’est jamais seul face à une situation difficile, où il s’enrichit sans cesse. La réflexion sur ses gestes professionnels l’a encouragé à s’orienter vers la formation, une voie à laquelle il songe se consacrer entièrement, une voie qui lui semble propice pour partager ce qu’il a appris auprès d’enfants qui ont du mal à être élèves.

Monique Royer

Le site de partage pédagogique de Pierre Lignée : http://prof.drumoly.fr/