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«Un des principaux objectifs de la politique de prévention est de retarder l’entrée dans les consommations.»
Pouvez-vous d’abord nous préciser quels «produits» sont concernés ou étudiés et ce que l’Observatoire entend par «conduites addictives» ?
L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies est un groupement d’intérêt public qui a pour objet d’éclairer les pouvoirs publics, les professionnels du champ et le grand public sur le phénomène des drogues et des addictions. Depuis plusieurs décennies, le champ de la politique française sur ce thème ne se limite plus aux seuls produits illicites. Nous travaillons donc à la fois sur les substances classées comme stupéfiants (cannabis, cocaïne, MDMA/ecstasy, héroïne…) mais aussi sur les produits licites tels que l’alcool et le tabac et même les médicaments psychotropes qui peuvent être très présents chez certains usagers de drogues. Depuis quelques années, sont apparues des dizaines de substances, les « nouveaux produits de synthèse », qui sont des déclinaisons moléculaires des drogues « classiques » et ne sont classés sur la liste des stupéfiants que lorsqu’on a pu établir précisément les risques afférant, achevant ainsi de complexifier le paysage. Ce sont par exemple les cannabinoïdes de synthèse ou les cathinones.
Mais, au moins autant que la substance, c’est le comportement qui importe, le type d’usage qui peut varier en intensité et en fréquence, être récréatif ou non.
Enfin, depuis quelques années, pour dépasser l’approche par produit et faciliter un abord commun face aux drogues et aux addictions, on parle de plus en plus de conduites addictives. Les consommations de drogues sont concernées mais aussi des pratiques et des comportements identifiés comme pouvant devenir problématiques : jeux vidéo, usage d’Internet, jeux d’argent et de hasard…
Quelles sont les particularités des adolescents dans leurs conduites addictives ? Y entrent-ils pour «faire comme les autres» ? Ont-ils des addictions différentes des autres classes d’âge ?
L’adolescence constitue une période à part compte tenu du nombre de changements qu’elle induit ou annonce : physique (puberté), scolaire (fin du lycée et éventuellement études supérieures), professionnelle (début de la vie active ou chômage), familiale (départ du domicile parental, mise en couple…).
Constituée de transformations, d’initiatives, de tentations et de transgressions et c’est une période au cours de laquelle le jeune passe progressivement de l’influence de sa famille à celle de son groupe d’amis. Souvent un adolescent va essayer un produit parce qu’il rencontre une opportunité et qu’il existe une certaine pression des pairs, mais les motivations à poursuivre ou non un usage vont ensuite être très différentes. C’est ce que les sociologues appellent une « carrière » dans l’usage des drogues.
Parmi les pratiques concernant particulièrement les jeunes, il faut signaler la familiarité aux écrans des adolescents nés depuis qu’internet et l’offre d’écrans en tous genres se sont généralisés ; elle est sans commune mesure avec celle observée dans les autres tranches d’âge de la population. Cette fréquentation, si elle constitue une ressource culturelle et sociale immense, doit être cadrée car elle peut éventuellement déboucher sur des comportements problématiques.
Pour les substances, deux points apparaissent particulièrement saillants: la place du cannabis et celle des alcoolisations ponctuelles importantes. Dans le premier cas, on constate que le cannabis est un produit qui, même s’il se diffuse dans toutes les strates de la société, reste emblématique des jeunes. Ses usages seront ensuite abandonnés par le plus grand nombre à l’âge adulte. Dans le second, on voit combien les pratiques d’usage d’alcool ont évolué. Les jeunes consomment bien moins régulièrement (a fortiori quotidiennement), mais ce sont eux qui sont les plus nombreux à boire de grandes quantités en une seule occasion. Bien sûr, les épisodes d’alcoolisation observés ces dernières années ne sont pas une nouveauté en soi, mais leur nature et surtout leur intensité a nettement évolué depuis le début des années 2000. Plus on avance en âge, plus le modèle d’une alcoolisation régulière et ancrée dans le quotidien reprend le dessus, même si c’est désormais beaucoup moins courant qu’il y a quelques décennies.
Le tabac, en revanche, par son côté fortement addictogène, conduit les usagers à la dépendance très rapidement après leur initiation au produit, de sorte que la proportion d’usagers quotidiens à l’adolescence est déjà très élevée (33 % des garçons et 32 % des filles à 17 ans). Les drogues plus rares, telles que la cocaïne, la MDMA/ecstasy, le LSD ou l’héroïne, sont souvent expérimentées plus tard, à la fin de l’adolescence voire au début de l’âge adulte, et ce, dans des proportions bien inférieures à celles observées pour le cannabis, l’alcool ou le tabac.
Il y a une problématique particulière liée aux écrans qui a surgi depuis quelques années, avec les jeux vidéos puis les smartphones en particulier… De quelles données dispose l’OFDT sur ce point ?
La question des addictions sans substance ou comportementales est apparue dans le champ d’observation de l’OFDT à partir de 2010. Aujourd’hui encore, la caractérisation des troubles engendrés est toujours en discussion dans la communauté scientifique.
Quoi qu’il en soit, les résultats d’enquêtes que nous avons menées auprès des adolescents témoignent du poids croissant des écrans dans leur vie : à 16 ans, 8 sur 10 les utilisent au quotidien. Ils passent très volontiers de l’un à l’autre et souvent même les consultent en simultané. On a déjà observé que cette utilisation avait eu des répercussions sur d’autres loisirs. Les garçons et filles de 16 ans sont désormais 6 sur 10 à déclarer ne jamais lire de livre… contre 5 sur 10, une décennie auparavant. En revanche, on observe peu d’impact sur leur activité sportive et leur sédentarité.
Mais il peut y avoir des conséquences autres et plus inattendues. Ainsi, on s’interroge aujourd’hui de plus en plus à propos d’une éventuelle influence de l’utilisation des écrans sur le recul des usages réguliers de tabac ou d’alcool qu’on a pu observer chez les collégiens et les lycéens au cours de ces dernières années. L’écran, par le biais des réseaux sociaux, permet de rester en lien avec sa tribu sans pour autant se soustraire au regard – et à un certain contrôle – parental. Moins souvent sortis, plus présents dans la sphère familiale, certains jeunes pourraient délaisser les produits psychoactifs. Au moins provisoirement… car les niveaux d’usages à la fin de l’adolescence n’ont pour leur part pas baissé ces dernières années.
Y a-t-il des «conseils» de prévention à donner aux professionnels de l’éducation et aux parents sur les conduites addictives en général ?
Un des principaux objectifs de la politique de prévention est de retarder l’entrée dans les consommations, car ce sont les usages précoces qui vont potentiellement occasionner le plus de difficultés. Les jeunes qui présentent les consommations les plus problématiques sont plus souvent ceux issus de milieux défavorisés, ceux qui ont une faible estime d’eux-mêmes et un manque de confiance en eux. Le contexte familial joue donc évidemment un rôle primordial : il peut être protecteur lorsqu’il s’avère être un soutien ou aggravant quand il n’y a pas de dialogue, ou que le jeune évolue dans un contexte trop rigide ou, à l’opposé, trop permissif. Les usages s’inscrivant dans des pratiques relationnelles et de sociabilité, le rôle de l’entourage est crucial. C’est d’ailleurs sur cette capacité à contrer l’éventuelle pression du groupe que se jouent certaines actions de prévention mises en place pour aider les jeunes, notamment les approches s’appuyant sur le développement des compétences psychosociales et les interventions brèves.
Les éducateurs peuvent à certains moments solliciter d’autres référents. Les professionnels de la prévention deviennent de plus en plus outillés et efficaces. Des structures d’accueil ont été créées il y a quelques années pour servir de premier interlocuteur des adolescents ou de leur famille lorsque les consommations commencent à susciter l’inquiétude. Il s’agit des 540 Consultations jeunes consommateurs (CJC) réparties sur l’ensemble du territoire. Le soutien apporté aux parents a évolué ces dernières années, et c’est sans doute plus facile pour eux désormais d’ouvrir une telle discussion sans qu’elle revête immédiatement un caractère dramatique ou culpabilisant.
Il y a aussi les adolescents eux-mêmes qui sont parfois sollicités pour relayer des messages de prévention auprès de leurs camarades, ce qui peut être efficace pour un produit très addictif comme le tabac, en cherchant à casser l’image positive véhiculée par l’industrie du tabac en soulignant le cynisme dont elle peut faire preuve ou encore les profits colossaux qu’elle a pu générer au cours des dernières décennies. Ces quelques exemples font aussi partie des arguments sur lesquels les parents peuvent s’appuyer dans le cadre d’un dialogue avec leur enfant.
Avec l’alcool, par exemple, une des difficultés très concrètes, comme avec le temps passé devant les écrans, est de fixer des limites claires mais qui peuvent évoluer très vite entre 14 et 18 ans et qui vont dépendre de l’expérience que les adolescents, mais aussi leurs parents, peuvent avoir du produit, sachant que plus des trois quarts des jeunes ont déjà expérimenté l’alcool à la fin du collège. L’adaptation des règles au fil de l’adolescence doit se faire de manière progressive. On peut consulter par exemple la brochure Alcool, repères pour accompagner votre adolescent, réalisée par Jean-Pierre Couteron et Aude Stehelin dans le cadre de la CJC du Trait d’Union (Boulogne-Billancourt).
Il est nécessaire de reconnaître la notion de plaisir sous-jacente aux usages des adolescents (plaisir festif, convivialité, partage de valeurs, d’émotions…) dans la perspective d’un dialogue constructif. Ce qui importe, c’est d’arriver à déceler derrière un comportement d’usage de substance quelle qu’elle soit une éventuelle souffrance ou une carence et, le cas échéant, réfléchir avec l’adolescent à d’autres solutions qui peuvent être mieux adaptées. Il est primordial que ce dernier les perçoive comme telles pour pouvoir s’y engager. Par exemple, un adolescent qui consomme un produit pour se donner confiance en lui et faire évoluer son image aux yeux des autres jeunes aurait pu puiser dans d’autres compétences (estime de soi) pour repousser ou limiter l’usage de substance. Encore une fois, tout va dépendre du style de l’adolescent, mais il peut s’appuyer sur de petites stratégies de protection pour résister aux sollicitations (danser, s’occuper de la musique, avoir un verre à la main sans qu’il contienne forcément de l’alcool…).
Propos recueillis par Cécile Blanchard
Pour en savoir plus :
Le site de l’OFDT
Jeunes et addictions, sous la direction de François Beck, OFDT, 2016.
Adolescences ?, recension de l’ouvrage de François Beck, Florence Maillochon et Ivana Obradovic, 2014, Belin.
D’une culture d’opposition à une culture contrainte
Par Michel Fize