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Un ChatGPT dans la gorge

nipedu-logo-nouveau.jpgDans notre épisode, « Enseigner [sans artifice] avec ChatGPT », nous tirons quelques réflexions à propos de ce modèle génératif de langage, que l’on appelle un peu vite « intelligence artificielle ». Nous y évoquons comment une telle technologie peut intégrer la boite à outils du prof, voire devenir son assistant pédagogique.

À l’image de tout travailleur, l’enseignant dispose d’un outillage comptant un ensemble hétéroclite de techniques, méthodes, objets physiques et logiciels qu’il inscrit dans ses routines professionnelles, dont il fait des instruments au service de son ingénierie.

Chat de navire

Le terme ingénierie hétérogène a été proposé par le sociologue John Law dans son analyse du rôle de la technologie dans l’expansion commerciale portugaise des XIVe et XVe siècles1. Il s’agit de la capacité à articuler des éléments hétérogènes – instruments de navigation, forme des caravelles, capacités des hommes, forces naturelles, analyse des concurrents – qui explique le succès technologique et les relations de pouvoir qui le rendent possible et en découlent. Ainsi, l’avantage de la marine portugaise a reposé sur trois facteurs : la documentation, les instruments et des individus formés. L’ingénierie hétérogène a permis un détour par la haute mer, itinéraire contrintuitif et risqué, permettant au Portugal de dominer les mers.

Selon Law, c’est cette « combinaison d’ingénierie sociale et technique, dans un environnement riche en acteurs physiques et sociaux indifférents voire hostiles » qui permet à une innovation de se mettre en place et se stabiliser, menant à un nouvel équilibre des forces.

Pour ce qui est de ChatGPT, les acteurs et forces éducatives en présence sont nombreux : enseignants (qui s’en moquent, la craignent, l’enseignent, l’interdisent…), observateurs (qui s’en émeuvent ou analysent le phénomène), institutions scolaires et système éducatif (pris dans le temps long et sidérés par la soudaineté de l’évènement), entreprises de la Edtech (dont certaines se disent relever de l’IA, mais se voient largement dépassées) et, bien sûr, les pourvoyeurs d’IA. À cette heure, bien malin qui prédira si les IA vont s’installer et établir un nouvel équilibre des forces.

Revenons à l’échelle du prof, nourrissant son ingénierie hétérogène pédagogique avec un tel dispositif technique, que ce soit pour la délégation de certaines tâches, l’accélération d’autres, ou leur redéfinition, à commencer par les modalités d’évaluation.

Si les premiers usages pédagogiques relèvent de pratiques qu’on mettait déjà en œuvre sans cette technologie, le concept de conflit instrumental pourrait plaider pour le fait que ce type de technologies numériques « ne devrait servir qu’à enseigner des contenus qui ne peuvent pas être enseignés sans »2.

Une chose est certaine, le phénomène a le mérite de faire bouger les lignes. Isaac Asimov nous aide à élargir la réflexion. Selon lui, « en science, la phrase la plus excitante que l’on peut entendre, celle qui annonce de nouvelles découvertes, ce n’est pas “Eurêka !” mais “C’est drôle !” ». Un « drôle » synonyme d’étrangeté, source de curiosité, de questionnements, une graine à faire pousser, un commencement bien plus qu’un point final.

Régis Forgione, Fabien Hobart et Jean-Philippe Maitre

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Notes
  1. Voir cet article : https://doi.org/10.3917/rac.023.0279.
  2. Pascal Marquet, « E-Learning et conflit instrumental. Entre didactique, pédagogie et technique », Recherche et formation no 68, 2011, p. 31-46, https://tinyurl.com/5fuzwkkx.