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On ne bricole pas avec l’ingénierie ?

nipedu-logo-nouveau.jpgQuelle surprise de découvrir le sujet du bac de philosophie cette année ! Le texte de Claude Lévi-Strauss, extrait de La Pensée sauvage (1962), qui met en contraste ingénieur et bricoleur, nous permet de continuer à tisser une réflexion menée à plusieurs reprises dans ces colonnes. Tricotons une maille supplémentaire avec une discussion menée dans l’épisode « La glacière de Nipédu1 », qui met en parallèle la vague actuelle de la classe dehors et celle, débutée une dizaine d’années plus tôt, de l’école numérique.

D’abord, chacun de ces deux mouvements est parfaitement ancré dans son époque. Vers 2010, c’est le numérique qui (re)fait son entrée à l’école, incontournable dans une époque où médias et textes officiels (ré)clament la « société numérique ». Aujourd’hui, dans un monde post-confiné, à l’ère de la prise de conscience du changement climatique, c’est le « faire classe dehors » qui prend une ampleur nouvelle.

Ensuite, ce qui frappe, ce sont certains discours similaires qui accompagnent le déploiement de ces phénomènes. Pour ne citer que trois mots-clé qui concernent directement les profs : changement de posture, lâcher-prise et nouveau souffle. Peut-être est-ce l’apanage de toute nouveauté qui fait son entrée dans les pratiques pédagogiques. C’est à voir.

Aux premières Rencontres internationales de la classe dehors de juin dernier, preuve de la vivacité et de l’ancrage du phénomène, les « terrains d’aventures » proposés par les Ceméa (Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation active) nous semblent donner à voir un emblème de la classe dehors. Il s’agit d’investir un terrain libre, entre deux barres d’immeubles, le parc local, un coin de forêt ou la friche industrielle d’à côté.

Là sont mis à disposition des enfants des éléments hétéroclites récupérés ici ou là (palettes de bois, tissus, cordes…) et des outils (scies, marteaux et clous…). Peut-être désarçonné par cette liberté donnée aux élèves, l’enseignant y est d’abord invité à observer les jeunes bricoleurs. En somme, à oublier, pour un temps, son ingénierie, et à lui-même bricoler… pédagogiquement ?

Ingénieur-bricoleur

Si, dans son texte, Lévi-Strauss semble de prime abord opposer l’ingénierie, apanage de l’homme moderne qui compose avec des « ensembles instrumentaux » conçus ad hoc, et bricolage, qui serait propre au primitif qui fait avec les « moyens du bord », il n’en est rien. Au contraire, l’auteur redonne ses lettres de noblesse au bricolage, à égale hauteur de l’ingénierie, tous deux étant complémentaires.

On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les débats récurrents au sujet des profs : « exécutants ou concepteurs2 » ? Bricoleurs ou ingénieurs ? Le prof-ingénieur serait architecte de processus bien établis issus d’une pensée scientifique rigoureuse. Le prof-bricoleur composerait avec l’instant, le réel et le concret de la classe. Comme toujours, nous serions tentés de répondre tantôt l’un, tantôt l’autre, mais jamais avec moins de valeur.

Mais l’un et l’autre sont la même personne. Et qu’il s’agisse de faire classe dehors, de faire classe avec le numérique, en somme, de faire classe, le prof ingénieur-bricoleur met en œuvre son ingénierie pédagogique en amont, connaissant bien les innombrables interstices laissés au bricolage dans l’immédiateté de la classe pour conserver sa part d’improvisation, d’intuition et de créativité.

Régis Forgione, Fabien Hobart et Jean-Philippe Maitre

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Notes
  1. Saison 10, épisode 10 : bit.ly/NipeduS10E10.
  2. Titre du no 562 des Cahiers pédagogiques.