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Tout se perd ma bonne dame !

Il n’est sans doute pas inutile de revenir à l’arrivée des premiers ordinateurs dans les classes pour revisiter nos interrogations du moment sur les outils numériques, l’intelligence artificielle et le fameux ChatGPT… Réflexions d’un professeur des écoles.

Une maman d’élève tient absolument à me voir : « C’est important ! » Il faut avouer que je suis interrogatif. De quoi peut-il bien s’agir ? Le rendez-vous est pris, arrive le jour du rendez-vous.

« Monsieur, il faut que je vous dise, ça ne va pas du tout ! — Ah ! Bon et qu’est-ce qui ne va pas ?

Eh bien c’est bien beau d’utiliser l’ordinateur en classe mais avec tout ça ils ne vont plus savoir écrire avec un ordinateur qui corrige les fautes d’orthographe !

—Vous voulez parler du travail que nous faisons avec les élèves lorsqu’ils tapent leurs textes sur un traitement de texte ?

— Oui ! Et mon fils m’a dit que l’ordinateur soulignait en rouge les fautes d’orthographe et en bleu les fautes de grammaire.

— Oui !

— Il m’a même dit qu’il fallait cliquer sur la souris et que l’ordinateur corrigeait les fautes.

— En effet, c’est une aide précieuse pour aider les élèves lorsqu’ils écrivent leurs textes.

— Oui, mais ça ne les fait plus réfléchir, ils font ça machinalement !

— En tout cas, je les trouve rudement motivés et cela rend le passage à l’écrit plus facile pour certains élèves. Je trouve même que cela les fait réfléchir sur ce qu’ils écrivent. Souvent, je les entends s’interroger et même par moment être contents que l’ordinateur ne souligne rien.

— Cela me faisait penser à la scène du film de L’École buissonnière1 quand monsieur Pascal l’instituteur fait découvrir à ses élèves l’imprimerie et qu’il suscite leur intérêt pour écrire des textes et les partager avec leurs familles en réalisant des petits livrets qu’ils ont eux-mêmes illustrés. »

La maman repart, pas très convaincue, et je sais que l’arrivée en classe d’un ordinateur n’a pas fait l’unanimité chez les parents d’élèves, mais il faut bien se lancer.

Cette anecdote, lorsqu’on la raconte aujourd’hui, peut faire sourire et en même temps… C’était au tout début de ma carrière, je sortais de l’école normale d’instituteur (1987). J’enseignais dans une classe de CE2. Cette année-là, un père d’élève, qui travaillait dans l’informatique, m’avait donné un ordinateur pour la classe.

Vous savez ces ordinateurs d’une bonne vingtaine de kilos contenant cependant de tous petits espaces de stockage ? Les disquettes ça vous parle ? Un ordinateur, muni d’un moniteur (écran) large et profond, une tour centrale lourde et bruyante car « aérée » par un ventilateur qui se mettait régulièrement en marche, un clavier et une souris reliés à l’unité centrale et donc plein de fils à relier à l’ordinateur ou à brancher. Sans oublier les fameuses disquettes, ou « supports de stockage de données informatiques amovible »… Un ordinateur livré avec le Pack office 95, l’encyclopédie Encarta, Adibou anglais, qui se disputaient les 4 Go de mémoire disponible.

Révolution, évolution

Une révo… une évolution quoi ! Bon d’accord, il s’agit d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaitre, mais nous étions là témoins des prémices de l’informatique à l’école et dans les classes. Je ne sais pas si cette expérience bouleversait nos existences mais, pour le jeune enseignant que j’étais, cela me laissait entrevoir des perspectives pédagogiques nouvelles et, d’une certaine façon, une remise en question de ma pratique pédagogique, une occasion de penser autrement les espaces de la classe, le rapport au savoir des élèves, d’accueillir à l’école des connaissances et des pratiques venues « d’ailleurs ».

Les parents d’élèves n’étaient pas les seuls à questionner l’usage des nouvelles technologies dans la classe, bon nombre d’enseignants leur emboitaient le pas pour énoncer des risques sur « le niveau en orthographe », le manque d’autonomie des élèves, etc. Mais nous assistions bien à l’école, sans doute, à un « tournant » !

Et c’est ainsi ! Nous ne pouvions pas et nous ne pouvons toujours pas revenir en arrière ! Cette évolution technologique est inéluctable et elle s’accélère encore plus aujourd’hui. Cela peut sans doute nous interroger, nous faire douter, nous faire peur… On peut aussi se demander pourquoi : Parce que notre statut d’humains dans la nature s’en trouve bouleversé ? Peut-on imaginer, à l’ère de l’intelligence artificielle (IA), de ChatGPT, que cela contribuera à augmenter nos facultés cognitives (raisonnement, mémoire, etc.) ou au contraire à perdre, si on n’y prend pas garde, en autonomie pour faire, pour lire, pour écrire, pour créer, pour penser par nous-même, pour vérifier, etc. ?

Questionner la déontologie

Bien sûr « tout cela » participe à nous bousculer, à nous interpeler sur le bienfondé de ces évolutions, et cela implique de devoir bouger, changer, et même peut-être jusqu’à remettre en question les modalités de validation des cursus scolaires. Peut-être cela implique-t-il aussi de ne pas passer à côté de questionnements confrontant techniques et pratiques professionnelles et, en prolongement, de questions de déontologie, d’éthique professionnelle.

Expérimenter, observer, comparer, imaginer raisonner, vérifier, demeurent indispensables dans la mesure où, en effet, ChatGPT et consort transforment l’accès à l’information, donc potentiellement aux savoirs. Mais assimiler l’émergence de l’IA comme étant « une bombe » ou « une révolution » pour l’éducation et pour le système éducatif est sans doute un indicateur d’une confusion totale dans la compréhension de ce qu’est apprendre ou se former.

Il est sans doute possible d’envisager qu’un enfant, qu’un élève, garde un souvenir durable de ce qu’il a expérimenté, de ce qu’il a découvert, alors que tant d’apprentissages mécaniques ou donnés comme tels s’oublient rapidement. Il est souvent question, à propos du phénomène ChatGPT, de copier-coller et de performances scolaires faussées suite à l’usage « immodéré » des IA. Les nouvelles technologies nous invitent à développer avec nos élèves la capacité de chercher, de comprendre, plutôt que de se contenter de reproduire, copier, recopier.

C’est cette capacité, qui devient de plus en plus nécessaire dans le monde moderne et de plus en plus complexe2, que nous devons prendre en compte dans nos classes.

Renforcer l’intelligence collective

L’intelligence artificielle soulève des questionnements, des réticences, des peurs sans doute légitimes. Mais ne peut-on pas aussi envisager que cela participe à accentuer chaque jour un peu plus notre besoin de renforcer l’intelligence collective au service des apprentissages et à l’intention de tous les élèves ?

Les performances scolaires ne constituent-elles pas les épiphénomènes d’autres dimensions bien plus importantes aux yeux des enseignants de « l’école moderne »3 : la créativité, la coopération, l’implication, la solidarité, la citoyenneté…

Ces dimensions sont particulièrement absentes de toutes les évaluations officielles, alors que ce sont elles qui définissent le profil du citoyen de demain. Ce nouveau débat ne devrait-il pas nous amener à questionner de nouveau la forme scolaire, voire à la modifier dans la mesure où elle renvoie actuellement l’élève à un statut d’objet alors que les nouveaux rapports aux savoirs déployés au rythme soutenu de l’évolution des nouvelles technologies le replacent peut-être comme sujet central de la construction de sa propre identité, de ses propres apprentissages, lui conférant un statut réel de sujet ?

Luc Taralle
Professeur des écoles en Vendée

Notes
  1. L’École buissonnière est un film français réalisé par Jean-Paul Le Chanois et sorti en 1949. Ce film marque un temps fort de l’histoire du cinéma d’après-guerre, il prend appui sur les débuts de la pédagogie de Célestin Freinet, à travers le personnage d’un jeune instituteur, M. Pascal, campé par Bernard Blier.
  2. Edgar Morin, « Le défi de la complexité » Chimères. Revue des schizoanalyses, n° 5-6, 1988 p. 1-18. https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1988_num_5_1_1060.
  3. Yves Reuter (dir.), Une école Freinet : fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, L’Harmattan, 2007.