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Si 7 = 0. Quelles mathématiques pour l’école ?

Le point de vue de Nadine Lanneau

Stella Baruk m’est toujours apparue comme la Françoise Dolto de la mathématique. Elle n’a eu de cesse de soigner grands et petits maux des élèves en souffrance, Fabrice (1977), Sophie et ses malheurs (1980…), Gilles, Amélie, Capucine et les autres (2000…). Pour elle, l’absence de sens contribue à créer des « automathes ».
Dans L’Âge du Capitaine, Stella Baruk relatait en 1985, le problème proposé à des élèves de primaire : « Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l’âge du capitaine ? ». Certains élèves avaient répondu : « 26 + 10 = 36. Le capitaine avait 36 ans. » L’auteur constate que l’on s’est ému à cette occasion de la « rupture de contrat », dont l’auteur souligne avec humour que « l’une des parties (ndlr : les élèves !) serait d’ailleurs bien en peine de savoir où et quand elle l’aurait signé » […] « Et plutôt qu’analyser les raisons profondes et anciennes de cet état de fait « on » s’avisa de vouloir protéger les petits, en les avertissant des pièges qu’on allait désormais multiplier sous leurs pas, et les plus grands en les débarrassant au fur et à mesure de ce qui semblait difficile ou hors de leur portée. »
Alors, depuis vingt ans, les élèves se voient proposer avant la 6e, des problèmes d’après elle, tout aussi absurdes que ceux de l’âge du capitaine et doivent répondre « possible » ou « impossible », chercher les données manquantes, redondantes, inventer un énoncé à des questions-réponses inventées, ou inventer des questions-réponses à un énoncé inventé, remplir des trous, ou faire des trous, ce qui constituerait au moins une perte de temps, au plus un manquement à l’enseignement de la spécificité des mathématiques et une plongée supplémentaire dans l’univers du non-sens qui aggraverait un échec scolaire que tout le monde déplore.
Stella Baruk accuse aussi les évaluations nationales : « À la moindre « alerte », se fondant sur des évaluations à petite ou grande échelle, l’institution détecte dès le CP, voire de la grande section de maternelle, des élèves en difficulté […] » Ce qui est grave, d’après elle, c’est qu’à l’âge des apprentissages, dès le cycle 2, se mettent en place des mécanismes d’exclusion. L’institution a inventé le « statut de l’élève-en-difficulté ». Ce qui l’a contrainte à produire au fil des ans des « remédiations » sur le modèle des cours de soutien florissant dans des officines privées. Pour l’auteur, l’évaluation ne devrait exister que pour aider une intelligence à progresser, à se construire, non pour juger voire prédire. Quels dégâts provoque-t-on sur un enfant en le désignant en difficulté ? Demandons-nous cependant si ce n’est pas là une critique d’une certaine utilisation de la notion d’évaluation et non de l’évaluation elle-même.
Trop souvent, on considère que si l’élève échoue, c’est de sa faute. Pensez donc, du soutien est mis en place, on s’occupe individuellement des cas, on sort l’élève de la classe, et ceci dès la grande section, dès le CP ! On continue à considérer l’élève comme on le faisait autrefois, par exemple, dans les problèmes qui lui sont proposés, où s’exprime la mentalité adulte avec des contenus qui n’intéressent pas cet âge (elle cite les achats au supermarché, les économies à la Caisse d’Épargne, etc.).
Pour l’aspect comique de l’affaire, car il faut bien prendre le propos avec humour, et c’est ce qui m’a bien amusée dans le livre : on ne serait pas très éloigné avec ce genre de problème, des exemples d’énoncés comme celui de 1926 montrent un certain Pierre « qui s’est enivré, a dépensé les trois quarts de sa paye de la semaine et en sortant du cabaret, s’est cassé la jambe, ce qui lui a coûté… » pendant que des auteurs entre 1887 et 1962 n’ont eu de cesse d’appeler à des méthodes actives, refusant « une conception adulte de l’enfance […] »
Aujourd’hui, nous n’aurions pas beaucoup évolué dans le domaine de l’appréhension des nombres en engluant l’élève dans le concret et la quotidienneté la plus prosaïque : Les élèves « arrachent papier et crayon d’un directeur d’école, d’un épicier, d’un marchand de légumes pour établir des barèmes, des factures à leur place ; ils conseillent […], les Dupont dans leurs aventures consommatrices. »
Comment enseigner les mathématiques, telle est la question ?
Stella Baruk a du style, elle sait mettre les rieurs de son côté, c’est une militante qui a travaillé avec des classes pour une « révolution douce » à l’INRP. Pourquoi continue-t-elle ce qu’il faut bien considérer comme un combat ? Un combat d’arrière-garde ? Un combat incompris et perdu d’avance ?
Ce qu’elle propose pourrait se résumer ainsi [[Voir les expérimentations avec des classes, dans une recherche-action à l’INRP http://www.inrp.fr/primaire/. Cliquer sur : Outils pour la recherche et publications, puis sur « Monographies », puis sur « Mathématiques à l’école élémentaire : pour une révolution douce. »]]:
« Il ne faut pas sortir les enfants de la classe, mais plutôt y faire rentrer ceux qui veulent les aider : psychologue, maîtres d’AIS, quiconque peut être là à l’heure des mathématiques – stagiaires d’IUFM – rendra possible la nécessaire attention à porter au travail écrit et aux questions de chacun, de façon à ne pas laisser s’enkyster des questions sans réponses justes pour de mauvaises raisons »
Elle défend farouchement les cycles pour respecter les rythmes de chacun, elle vilipende les méthodes pédagogiques françaises qui portent au pinacle la rapidité du lièvre contre la lenteur de la tortue. On connaît la fable de La Fontaine mais la réalité est-elle au niveau de la fable ? Combien d’innumériques comme elle les appelle ? Combien de tortues blessées ? Et les lièvres, qu’y gagnent-ils ?

Nadine Lanneau, professeure documentaliste, collège de Boulogne-sur-Gesse (31).


Le point de vue de Françoise Colsaet

Tous les ouvrages de Stella Baruk sont construits sur la même idée : l’enseignement des mathématiques amène les élèves à l’abandon de toute recherche de sens. Au-delà de la consolation que cette affirmation peut apporter à ceux qui ont passé de mauvais moments en cours de mathématiques, il est nécessaire d’essayer de comprendre les raisons d’un succès, mais aussi de s’interroger sur la pertinence des thèses défendues.
Comme dans les livres précédents, la quasi-totalité de l’ouvrage consiste en de multiples exemples d’erreurs dans des travaux d’élèves. C’est seulement en abordant le dernier chapitre et l’annexe qu’on aura un aperçu de certaines propositions faites (pour le cycle 2 seulement) par l’auteure pour ce qu’elle appelle une révolution douce de l’enseignement des mathématiques. Notons d’abord, c’est plus important qu’on ne croit, que la lecture n’est pas facile, car l’écriture et la forme adoptées ne rendent pas toujours son propos clair. Les jeux de mots abondent dont le premier est le classique « automathe » ! Notons que le vocabulaire utilisé pour décrire les erreurs d’élèves (souvent très classiques, et que nous avons tous rencontrées), est souvent bien excessif. (« l’écriture de 7 = 0 est une sorte d’excroissance qui, même emprisonnée dans les carreaux du papier quadrillé d’une copie d’élève, ne pouvait dissimuler sa monstruosité… ») Avouons notre agacement devant des expressions comme des « petits élèves » fragiles et martyrisés, qui produisent autant « d’êtres numériques mutilés, difformes, sans queue ni tête ».
S. Baruk veut nous convaincre que sa critique vise « un mode de fonctionnement institutionnel… que de façon explicite ou implicite, propose l’école élémentaire » (p 7). Mais pourquoi alors, si c’est le système qui est visé, le livre ne s’appuie-t-il, comme les ouvrages précédents, pratiquement que sur des exemples de travaux d’élèves, leurs consignes et leur correction par les enseignants, sans indiquer leur insertion dans un apprentissage, et jamais sur des analyses de textes officiels, de manuels ? Proclamer que l’école, en détectant très tôt des élèves en difficulté, refuse de s’interroger vraiment sur les raisons des problèmes, et rejette sur les élèves la faute, alors qu’il faudrait « refuser que la réparation soit un recours » (p 19) est une analyse plutôt simpliste qui fait l’impasse sur la difficulté intrinsèque de l’apprentissage…
Il est vrai qu’on trouve certaines propositions avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord, car elles relèvent tout simplement de la correction mathématique (distinguer chiffre et nombre, y compris pour zéro, distinguer opération et calcul…). « Vouloir comprendre ce qu’un élève n’a pas compris, et pourquoi il n’a pas compris » (p 369) ; certes, mais ce livre montre bien peu de dialogues avec les élèves, sur leurs erreurs, et en cela il va à l’encontre de ce qu’il semble défendre. De même, on rejoindrait l’auteure quand elle dénonce l’excès d’une notation à tout va, trop précoce, et qui n’a pas grande signification. Mais elle semble confondre tout exercice avec une évaluation (sommative, mais le mot n’est pas écrit), et oublier que les exercices faits, y compris les évaluations nationales, sont souvent dans le registre du formatif…
Par contre, elle énonce de façon impérative des « interdits » : par exemple : « pas d’unités, dizaines, centaines avant les grands nombres », « la question de l’argent : à proscrire en cycle 2 », « pas de mesures en CP », « pas de consignes »… Ces négations ne sont guère accompagnées de propositions positives. On reste peu convaincu par l’idée qu’il suffirait de « prendre à bras-le-corps la question du sens » (p 17). L’impression qu’on retient est celle d’un profond découragement, d’une impossibilité à empêcher l’abandon du sens…
Enfin, on trouve au détour de certaines pages des remarques la plupart du temps expéditives, qu’il faut absolument relever. Même si on partage l’idée qu’il ne faut pas « exclure » un élève parce qu’il rencontre des difficultés, on ne peut accepter la caricature des dispositifs d’aide ou de remédiation qui peuvent exister (p 17). On ne peut accepter de lire, sans autre débat : « que l’école doit ignorer les contextes familiaux parce que, réduit à soi-même, le petit sujet est plus libre de s’accomplir » (p 26). Quant à « aujourd’hui une règle (une des quatre opérations, semble-t-il) s’appelle une “consigne”, et son champ d’application s’est élargi, puisque l’obéissance à une consigne s’appelle un « savoir-faire […] le savoir-faire, en effet, n’est pas du savoir… » (p 44), cela se passe de commentaire…
À travers la critique des évaluations nationales (de CE2) (p 61-65), Stella Baruk nie l’intérêt pédagogique qu’il peut y avoir à identifier, dans le courant d’un apprentissage, des erreurs classiques, pour les retravailler. Il est vrai que pour elle, il n’y a pas de connaissances « en voie d’acquisition ». Le mythe qui consiste à croire qu’on doit « mettre en place dès la maternelle des éléments que non seulement l’université ne pourrait désavouer, mais qui seraient les invariants d’un savoir définitif » (p. 13-14) contredit aussi toutes les connaissances actuelles sur la construction progressive du savoir. Il faudrait parler de l’opposition à toute idée d’argent, des pages entières contre les pratiques qui partent du concret pour aller vers l’abstrait « pour que cesse la chosification de ces objets de pensée que sont les idéalités mathématiques » (p 174) (en l’occurrence les choses sont les dizaines et les centaines…). On se demande comment un concept (abstrait) serait, s’il ne l’avait pas été (abstrait) à partir de quelque chose, comme le fait remarquer Rémi Brissiaud… (voir p 176).
Une fois de plus, comme dans les livres précédents, S. Baruk dénonce, elle ne propose pas. D’autres, heureusement, apportent des analyses autrement plus constructives.

Françoise Colsaet, professeure de mathématiques, lycée de Cavaillon.