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S’engager, tout entière

Un parcours professionnel se tisse, se nourrit d’expériences diverses, au-delà du cercle de son travail, dans toutes les dimensions de sa vie, y compris personnelle et militante. Catherine Hurtig-Delattre nous raconte cet apprentissage continu qui a construit sa professionnalité, de ses débuts comme enseignante à ses activités actuelles de retraitée engagée.

Elle est devenue institutrice par vocation, une vocation forte depuis l’enfance. En 1974, l’inscription au concours d’entrée à l’école normale se fait dès la classe de seconde. Elle le passe à 15 ans, le réussit et intègre pour deux ans l’école normale après son bac. Elle commence donc très jeune dans le métier, forte déjà d’une expérience d’animatrice en colonie de vacances et d’un parcours chez les Éclaireurs de France. « Dès le début de ma carrière, je me suis appuyée sur ce côté éducation populaire. Tout de suite, je me suis tournée vers la pédagogie Freinet. » Elle a exercé à Aix-en-Provence, dans les quartiers nord de Marseille, est partie trois ans à La Réunion, puis elle s’est posée à Lyon, où elle vit depuis trente ans.

Au début de son parcours, elle continue les colos pour les Ceméa (Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation active), où elle exerce aussi un rôle de formatrice. Elle se forme à l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne-pédagogie Freinet), s’y engage. Elle s’engage également auprès de l’AFL (Association française pour la lecture). « J’ai eu des engagements professionnels et associatifs tout le temps en parallèle. J’ai construit mon expérience enseignante en m’appuyant sur mon expérience d’animatrice et de militante. Ma formation professionnelle se jouait à l’ICEM. »

Mère et enseignante

Elle s’est beaucoup interrogée sur l’éducation des enfants en devenant maman à 24 ans. « J’ai très vite ressenti une injonction de séparation qui demandait d’oublier d’être une mère ou une enseignante. Cela ne m’a pas convenu, j’avais l’impression de devenir folle avec cette histoire de cloisonnement. » Elle choisit de « concilier ces deux casquettes », le raconte dans son premier article, publié en 1996 dans une revue liée à l’ICEM, où elle s’interroge sur « comment retrouver une unité tout en étant consciente des différents rôles ».

En tant que représentante des parents d’élèves à la FCPE, cette dichotomie s’impose une nouvelle fois. Son fils est inscrit dans un établissement de l’éducation prioritaire que d’ordinaire les familles de classe moyenne ou aisée fuient, lui préférant un collège privé. Plusieurs parents font le même choix de l’établissement public, par conviction, celui de respecter la carte scolaire et d’opter pour la mixité. Les relations avec l’équipe pédagogique, peu habituée à avoir des interlocuteurs parmi les familles dans les conseils de classe et le conseil d’administration, se dégradent. Le conflit se conclut par une lettre collective de parents pour annoncer le départ de leurs enfants.

« Ce conflit m’a amenée à réfléchir sur la coéducation, à lire, à me former pour dépasser cette difficulté par un appui sur la théorie. » Elle lit en particulier Frédéric Jésu, qui la conforte dans son choix de ne pas séparer « ses différentes identités ». L’incident s’avère fondateur dans son parcours professionnel, puisqu’elle deviendra une spécialiste de la coéducation, avec un ouvrage publié en 2016 par Chronique sociale : La coéducation à l’école, c’est possible !

Engagement professionnel et engagements associatifs

Elle poursuit sa route avec un Cafipemf (certificat d’aptitude aux fonctions de formateur). Cette fois, ce sont ses engagements associatifs qui sont questionnés. Comment les respecter en étant au cœur de l’institution, comment s’y référer dans sa pratique professionnelle alors qu’il n’est pas admis de les afficher ?

Ces interrogations nourrissent à cette époque un vif débat au sein des mouvements pédagogiques. Elle est alors enseignante sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, et engagée dans le quartier dans des actions culturelles et sociales. Encore une fois, ses engagements associatifs et professionnels se mêlent, et elle devient coordonnatrice en éducation prioritaire tout en enseignant en classe à temps partiel. « La question des parents continuait à m’intéresser. Mais certains collègues me voyaient comme une extrémiste dans la place que je donnais aux parents d’élèves. »

Elle constate une perception de deux camps qui s’affrontent, les enseignants et les parents, avec pour les premiers l’injonction de se serrer les coudes. « J’ai refusé ce corporatisme en expliquant que les parents n’ont pas raison mais ont des raisons, qu’il faut les écouter. » Son expérience de parent l’aide à ajuster sa posture professionnelle en entrant dans la relation avec les familles par l’empathie pour ensuite avoir une prise de recul.

Avec les familles à la rue

Pour mettre en œuvre plus librement ses idées sur la coéducation, elle prend la direction d’une école maternelle. Là, elle s’engage plus fortement auprès de mouvements associatifs de solidarité avec les familles vivant dans la rue, RESF (Réseau éducation sans frontières) puis le collectif Jamais sans toit. « Sur cet engagement, en étant directrice, il y a eu une pression institutionnelle, mais j’ai estimé que c’était dans mon école que j’étais efficace. » Elle ouvre le gymnase pour des hébergements temporaires des élèves et de leurs parents sans abri. « J’ai continué à soutenir les familles, cela m’a apporté humainement, professionnellement et politiquement. Quand on dort dans un gymnase avec des parents qui n’ont pas de toit, on voit comment ils aiment leurs enfants, comment ils vivent leur parentalité. »

Elle se garde de tout angélisme en s’intéressant à cette relation parentale, pour mieux comprendre sans idéaliser et s’écarter des poncifs sur les parents démissionnaires qui s’attachent aux parents pauvres. Elle enrichit ses connaissances et ses observations en se rapprochant d’ATD Quart monde. Son engagement est apprécié par des parents d’élèves, mais pas par tous. Elle veille à entendre toutes les opinions, à décider d’arrêter ou de poursuivre les actions au sein de l’école et de l’assumer. « À quel moment décider qu’on fait de la désobéissance civile ? Il faut en être conscient collectivement. »

Elle est repérée par l’IFE (Institut français de l’éducation), devient personne ressource pour l’éducation prioritaire, puis rejoint l’Institut en tant que chargée d’études.

Retraite militante

Aujourd’hui retraitée, elle participe à la recherche-action Cipes (Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation), initiée par ATD Quart monde. L’initiative mobilise des écoles, des chercheurs, des militants syndicaux et de mouvements pédagogiques, pour voir et concevoir des dispositifs pédagogiques pour « en finir avec les orientations scolaires pour cause de pauvreté ». « Je m’aperçois que je m’appuie sur mon expérience pour cette recherche participative, expérience de mère, de militante, de professionnelle. »

Autodidacte en sciences de l’éducation et avant tout praticienne, elle regarde son parcours comme un long et fructueux chemin d’apprentissage, où le décloisonnement a été un souci constant.

Pour passer d’un poste à l’autre, d’un métier à l’autre, les formations ont été fort courtes ou même absentes. Elle a appris sur le terrain, auprès de ses pairs, en lisant. Elle a mobilisé l’ensemble de ses compétences pour passer d’un travail à l’autre. « Et si je me demande comment j’ai appris ces métiers, je vois que j’ai puisé dans mes expériences personnelles (celle d’être parent, notamment), militantes (celle de pédago Freinet, celle de solidaire avec les sans-papiers…) et autodidactes (lire, rencontrer, écouter des conférences, voyager…). C’est en acceptant la porosité entre mes sphères de vie que j’ai construit mes compétences professionnelles, petit à petit. »

Monique Royer

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