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Ruptures scolaires – L’école à l’épreuve de la question sociale

Daniel Thin et Mathias Millet présentent dans ce livre une enquête très approfondie menée auprès d’une vingtaine de jeunes collégiens en « rupture scolaire » qu’ils ont repérés par leur passage dans les « dispositifs relais », solution adoptée depuis quelques années par l’Éducation nationale pour prendre en charge des élèves dont le comportement et les difficultés scolaires ne permettraient plus leur maintien en classe ordinaire.
Si les élèves concernés sont tous de milieux populaires, voire économiquement et socialement très défavorisés, la recherche évite clairement le double piège de la commisération ou des théories du handicap socioculturel. La description précise des conditions de vie de ces familles frappées par le chômage et la précarité est saisissante, en particulier pour ces « mères insulaires » ne vivant que d’allocations sociales, avec des réseaux de sociabilité très restreints, soumises à la « surpression institutionnelle » (des services sociaux, mais aussi du collège qui pratique parfois le harcèlement téléphonique). Sans entrer dans un déterminisme caricatural, les auteurs montrent l’impact que peuvent avoir des accidents de vie ou le cumul des difficultés sur la scolarité des enfants. Mais l’objectif principal de la recherche est de montrer en quoi ces parcours familiaux, ce mode de socialisation, rentrent en conflit avec la socialisation scolaire dans des domaines comme le rapport au temps, l’autorité, le contrôle de soi, etc.
À partir de là, les auteurs parviennent à dégager des résultats clairs, et pas forcément conformes au sens commun : ainsi, il apparaît qu’à l’origine des processus de rupture figurent toujours en premier lieu des difficultés d’apprentissage, et que les difficultés de comportement sont postérieures, même si elles sont beaucoup plus manifestes et dérangeantes pour les enseignants, et même si elles constituent bien sûr une cause immédiate importante de la déscolarisation ; de même, l’insertion de ces jeunes dans des groupes de sociabilités juvéniles est avant tout une manifestation de leur mal-être à l’école, même si leur implication dans une bande contribue souvent ensuite à renforcer leur décrochage ; les collégiens en rupture scolaire ne relèvent pas d’une catégorie particulière, et donc d’un traitement spécifique, c’est avant tout l’intensité et surtout la conjonction des difficultés qui expliquent leur parcours.
Ce livre est très accessible aux enseignants par son vocabulaire sociologique toujours utilisé à propos et explicité dans le raisonnement, ses démonstrations claires, argumentées, précises et détaillées, s’appuyant largement sur les entretiens. Ils y retrouveront sans doute parfois des figures familières d’élèves, de ceux qui font douter les meilleurs pédagogues… Sans prétendre apporter des réponses, il peut aider à leur construction en complexifiant le regard sur ces élèves, en particulier en permettant de resituer les difficultés perçues (manque de compréhension des consignes, d’investissement dans la tâche, oubli répétitif de matériel, etc.) dans l’ensemble de leur parcours scolaire, dans le rapport « douloureux » qu’ils ont établi avec l’institution. Il invite fortement à ne pas se contenter de renvoyer les difficultés sur les seules conditions familiales d’existence, ou sur les relations juvéniles, il montre aussi à quel point l’école a une emprise sur eux, en leur inculquant la légitimité de ses classements, et par là le sentiment de leur propre indignité culturelle.
En décrivant la désorientation forte que constitue pour ces jeunes le passage du primaire au collège, ou la construction progressive d’un « casier scolaire », avec bien souvent l’exclusion en bout de course, il invite pour le moins fortement l’école à imaginer d’autres solutions, voire d’autres modes de fonctionnement pour assumer pleinement sa mission éducative, même auprès de ces jeunes en grande difficulté sociale.

Patrice Bride