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Réussir en éducation prioritaire ?

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Une idée reçue voudrait que les élèves en grande réussite scolaire n’ont pas toute leur place en éducation prioritaire. Une enquête amène à  reconsidérer cette idée.

De quoi parle-t-on lorsque l’on pose la question de la réussite en éducation prioritaire ? Cette question, je me la suis longtemps posée en tant qu’enseignante avant d’en faire le sujet de ma recherche doctorale. En effet, j’ai, pendant une dizaine d’années, exercé le métier de professeure des écoles en éducation prioritaire. J’ai pu constater l’excellence de certains élèves, chaque année dans ma classe, lors des évaluations nationales.

Pourquoi précisément partir de ce support ? C’est que j’avais peur, en début de carrière, d’adapter mes évaluations au niveau des élèves de ma classe et donc de ne pas être « objective ». Les évaluations nationales, proposées à l’ensemble d’une classe d’âge sur le territoire français, me permettaient de comparer les résultats des élèves de ma classe avec ceux d’autres classes, en éducation prioritaire et hors éducation prioritaire. Le constat fut le suivant : chaque année, j’avais au minimum deux élèves qui obtenaient plus de 90 % de réussite en français et en mathématiques.

Une enquête à grande échelle

C’est à la suite de ce constat que j’ai souhaité m’intéresser aux autres classes pour savoir si cela était le fruit du hasard, ou si on retrouvait ces résultats partout en France. J’ai donc réalisé une enquête auprès de 2500 enseignants exerçant dans les écoles élémentaires française en EP. Or, ces derniers déclarent en moyenne 10 % de leurs élèves en grande réussite scolaire (EGRS)1 chaque année dans leur classe.

Dans mon ouvrage, L’excellence scolaire dans les REP. Quelles perceptions des enseignants ?2, je présente l’ensemble des pratiques que les professionnels décrivent dans leurs réponses au questionnaire, pour gérer l’excellence dans des classes d’établissement en éducation prioritaire, où le niveau moyen est inférieur au niveau moyen national, et où les problèmes de discipline sont plus fréquemment déclarés qu’ailleurs. Cette enquête permet de casser le mythe de l’inexistence de la réussite académique en éducation prioritaire.

Freins et points d’appui

En revanche, ce que cette étude souligne, ce sont les freins à la réussite. Les freins limitent une progression mais ne l’empêchent pas complètement. La DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale), en 2014, a mesuré le temps perdu sur le temps d’apprentissage, à régler des problèmes liés à la discipline. Il est de 21 % en éducation prioritaire, 16 % hors éducation prioritaire et 12 % dans le privé.

Cela signifie que, dans les établissements en éducation prioritaire où le niveau moyen est plus faible qu’ailleurs (cf. résultats aux évaluations nationales), le temps d’enseignement est plus régulièrement interrompu pour régler des problèmes annexes. C’est ce que j’appelle « le manque à apprendre ». Il s’agit de ce temps d’enseignement que les élèves n’ont pas, et qui s’accumule d’année en année pour arriver à la question posée par Stéphane Beaud dans son ouvrage 80 % au bac … et après ?3 et au constat d’un nombre plus faible d’élèves de milieux défavorisés dans les études postbac.

Nous pouvons nous demander comment on peut limiter ce manque à apprendre. La recherche dirigée par Roland Goigoux4 autour de la thématique du lire et écrire en CP apporte des réponses didactiques intéressantes. Il est question, entre autres, de maximiser le temps d’apprentissage par des choix didactiques pertinents pour rendre les classes plus équitables, et permettre à tous les élèves de progresser. Il ressort de ce rapport trois variables non spécifiques aux contenus disciplinaires : le climat de classe et l’engagement des élèves, la différenciation pédagogique et le caractère explicite de l’enseignement.

Le deuxième frein à la réussite des élèves en éducation prioritaire est lié à l’injonction très forte faite aux enseignants de différencier leur pédagogie pour gérer l’hétérogénéité de leurs élèves. Cela fait d’ailleurs partie du référentiel de compétences des enseignants5. Cette injonction trouve son prolongement dans la reconnaissance de plus en plus importante des élèves à besoins éducatifs particuliers.

Les enseignants de notre enquête sont nombreux à exprimer leur difficulté à différencier. Ils disent ne pas réussir à s’occuper des élèves en difficulté et des élèves en réussite, décrivant la tâche comme trop lourde, difficile et chronophage. Ils sont nombreux à dire qu’ils demandent aux élèves en grande réussite scolaire de les aider à aider les élèves les plus en difficulté, par des actions de tutorat, ou déchargent sur eux certaines responsabilités de la classe.

Clarifier les objectifs du tutorat

Tout en rappelant l’intérêt des actions de tutorat, pour le tuteur comme pour le tutoré, je mets en garde contre les risques de dérive pouvant découler de ces pratiques, au détriment des élèves en grande réussite scolaire. Il y a un risque d’instrumentalisation au service des élèves les plus en difficulté, face à l’impossibilité de l’enseignant d’apporter des réponses adaptées à chacun. Les enseignants ne doivent pas confondre le fait de développer des compétences à l’aide du dispositif, et développer des compétences dans le champ disciplinaire travaillé.

Le principal effet du tutorat n’est pas de permettre à l’élève d’être meilleur dans l’apprentissage (souvent ce sont des élèves qui maitrisent déjà complètement l’attendu) mais de s’améliorer dans sa capacité à mettre en mots, à expliquer, à aider autrui. Il fera preuve de solidarité et aura une meilleure estime de soi. Il faut donc, quand on met en place un dispositif de tutorat, être au clair avec ce que ce dispositif apporte, au tuteur comme au tutoré.

On peut également proposer une alternative à ce dispositif d’aide aux élèves en difficulté par les élèves en grande réussite scolaire en consacrant à ces derniers un temps spécifique. Celui-ci peut être court mais mériterait d’être journalier (cinq minutes par jour par exemple) afin de garantir à tous les élèves de la classe, y compris les élèves en grande réussite scolaire, un temps spécifique en présence de l’enseignant.

Au regard des différents travaux que j’ai menés sur le sujet, il est bien entendu toujours possible de réussir en éducation prioritaire, mais il est important d’être conscient de certains freins qui peuvent limiter la réussite des élèves en grande réussite scolaire. D’autant que lever ces freins serait bénéfique pour l’ensemble des élèves : réduire le manque à apprendre profite à tous ; clarifier les fonctions du tutorat ou plus généralement expliciter les attendus de chaque dispositif mis en place serait favorable à chacun.

Caroline Hache
enseignante-chercheure en sciences de l’éducation et de la formation, Aix-Marseille Université

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Notes
  1. Dans l’enquête, aucune définition de ce qu’était un EGRS n’était donnée, pour ne pas influencer les enseignants avec une vision de la réussite. À la suite de la question sur le nombre d’EGRS par classe, plusieurs questions interrogeaient les enseignants sur ce qu’ils considéraient comme la grande réussite. Les résultats ont fait l’objet d’un article « Le discours des enseignants sur leurs pratiques professionnelles face à la réussite scolaire des élèves en éducation prioritaire. Le cas des enseignants d’école élémentaire » paru dans la revue Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs en 2017. Les conclusions de cet article montrent l’incapacité des enseignants à définir ce qu’ils considèrent comme la grande réussite scolaire, tout en étant capables de chiffrer le nombre d’EGRS dans leur classe. Ils expriment explicitement les difficultés qui découlent de cette incapacité en termes d’évaluation et de pédagogie différenciée.
  2. Paru aux Presses universitaires de Rennes en 2020.
  3. Stéphane Beaud, 80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2013.
  4. Roland Goigoux,(dir.), Étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture sur la qualité des premiers apprentissages, Rapport de recherche remis à madame la directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), 2016. Ouvrage en ligne : http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/lire-ecrire.
  5. https://www.education.gouv.fr/bo/13/Hebdo30/MENE1315928A.htm?cid_bo=73066.