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Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique

Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Éditions du Seuil, 2015.

Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller sont sociologues. Elles partent du constat que l’échec scolaire, et notamment l’échec en lecture, frappent beaucoup des élèves issus des milieux populaires, dès le début de leur scolarité. Rien ne saura ensuite corriger ces échecs, qui obèrent en général définitivement la suite de leur cursus. Quelles causes, quels remèdes ?

Les auteures développent leurs thèses en quatre chapitres.

Le premier fait l’histoire des conceptions dominantes sur la lecture et son apprentissage ainsi que des prescriptions dans le domaine depuis les années 1970. La position des auteures est que, si l’école française n’arrive pas à conduire une partie des élèves à savoir lire, la faute en revient aux « linguistes » des années 1970, puis aux didacticiens de la littérature de jeunesse plus récemment, qui ont détourné les enseignants de cours préparatoire du travail de base sur le code des correspondance entre l’oral et l’écrit. Ces conceptions « intellectualistes » feraient que les enseignants négligeraient aujourd’hui l’entrainement, la répétition, la technique, la lecture oralisée, et survaloriseraient au contraire les démarches de découverte de la langue ou l’appropriation culturelle. Ce choix serait dommageable aux élèves qui ne disposent pas d’un soutien suffisant à la maison.

En elle-même, l’analyse des combats d’idées au cours du dernier demi-siècle, qui sont aussi des luttes d’influence entre groupes de pression, ne manque pas de justesse, toute partielle qu’elle reste ; mais expliquer ainsi les pratiques actuelles des enseignants ne convainc pas. D’abord parce qu’il faudrait déjà s’assurer que les pratiques dominantes dans les classes sont bien ce qu’en disent les auteures1. D’autre part, on ne peut soutenir que les conceptions et les pratiques des enseignants sont le simple reflet des prescriptions de l’institution, des formateurs ou des didacticiens. La manière dont ces influences jouent et dont les idées en vogue sont adoptées ou rejetées par le milieu professionnel est beaucoup plus complexe. Les innovations « prennent », avait montré Anne-Marie Chartier, lorsqu’elles aident les enseignants à résoudre des problèmes qui se posent à eux pour faire la classe.

En outre, certaines simplifications au service de la thèse défendue gênent : par exemple, le caractère implicite, invisible aux élèves, des apprentissages poursuivis est défavorable aux élèves les plus fragiles et en particulier aux enfants des familles populaires, disent S. Garcia et A.-C. Oller, après Basil Bernstein et beaucoup d’autres chercheurs aujourd’hui. Mais assimiler méthodes inductives ou démarches mettant les élèves en situation d’observation et de construction de savoirs sur la langue à une pédagogie implicite relève d’une confusion.

Le deuxième chapitre rend compte d’un travail de terrain conduit dans les CP de deux écoles d’une ville moyenne de province. Le projet, élaboré en collaboration avec les maitresses des classes de l’intervention, a consisté notamment à pratiquer avec les élèves en difficulté des entrainements intensifs au déchiffrage et à l’encodage, renforçant ainsi l’enseignement explicite du code proposé à l’ensemble de la classe. Ce travail était complété par des indications aux parents pour compléter cet entrainement à la maison – le soir et pendant les vacances. Ne pas différencier les objectifs ni revoir à la baisse les exigences pour les élèves en difficulté, ne pas les tromper sur ce qu’ils réussissent, éviter les effets d’étiquetage, encourager les élèves, associer les parents, simplifier le travail de l’enseignant en évitant l’« hyperdifférenciation », étaient quelques-uns des principes de cette action. Le niveau des élèves a été évalué en début de CE1 par un test de fluence. L’examen des résultats des élèves ayant bénéficié du dispositif, en comparaison d’autres cohortes présentant les mêmes caractéristiques initiales, montre un effet très positif de rattrapage pour les enfants de milieu populaire.

Le chapitre 3 est consacré aux professionnels de la difficulté scolaire. À partir d’une analyse historique du champ de l’aide aux élèves en grande difficulté, mais aussi des données d’enquête dans les mêmes écoles, et en particulier des réunions des équipes, les auteures décrivent la manière dont, paradoxalement, les aides renforcent les inégalités. Chez les enseignants comme chez les psychologues scolaires, les maitres E et les maitres G, se développe un discours psychologisant sur les difficultés scolaires des élèves, attribuées ainsi à des facteurs extérieurs à la classe. Les études antérieures concluaient aux effets négatifs des interventions de ces spécialistes. On peut faire l’hypothèse, écrivent S. Garcia et A.-C. Oller, « que ces effets négatifs ne sont que le résultat d’une allocation du temps à des activités non scolaires ». L’identification d’élèves « à besoins particuliers », l’élaboration de projets personnalisés, l’intervention de spécialistes vont de pair avec le renoncement à enseigner et avec des effets d’étiquetage. Domine une idéologie professionnelle selon laquelle, pour transformer un enfant en élève, il faut éviter de le faire travailler scolairement, parce qu’un élève en difficulté « a bien d’autres choses à traiter ».

Dans les réunions d’équipe qui traitent des cas d’élèves en difficulté, le pédagogique s’efface derrière la recherche d’explications psychologiques et des considérations sur les parents et la vie privée de l’enfant qui naturalisent l’échec. Constat aussi de la violence faite souvent aux parents de milieu populaire pour leur faire accepter redoublements ou orientation vers le statut de handicapé.

Le chapitre 4 complète ce tableau en présentant deux autres aspects de l’enquête, les entretiens avec les parents et ceux avec les enseignants. Du côté des parents, quelques exemples différenciés de familles illustrent la façon dont les pratiques éducatives et de suivi du travail scolaire influent sur le rapport à l’école, les performances des élèves et le jugement scolaire.

Les entretiens avec les enseignants visent à comprendre ce qui, dans leur parcours, facilite leur plus ou moins grande adhésion au dispositif proposé par les chercheurs. Ils sont aussi l’occasion de mettre en cause l’idéologie officielle de la pédagogie différenciée, qui aboutit à alourdir le travail des enseignants de manière peu réaliste et souvent contreproductive pour les élèves les plus faibles, lorsqu’elle se traduit par une baisse des exigences à leur égard. C’est aussi la logique d’évaluation de l’action des enseignants et des inspecteurs, issue de la « nouvelle gestion publique », qui est dénoncée. Dévoreuses de temps et d’énergie, ces pratiques bureaucratiques du rendre-compte conduisent en général à produire des signes de conformité aux dépens d’une efficacité réelle sur les acquisitions des élèves.

En somme, ce livre est stimulant, même si ses affirmations sont parfois excessives et si les auteures se laissent entrainer par des convictions si fortes qu’elles font obstacle à la rigueur d’une discussion scientifique sereine. Un des points cruciaux du débat qu’elles ouvrent est celui des priorités à adopter au CP. Pour les auteures, le CP doit être centré sur l’étude du code et un entrainement intensif au déchiffrage et à son automatisation et soustraire du temps à cet entrainement pour d’autres aspects de la lecture (le vocabulaire, les textes, la compréhension, la production, l’ouverture culturelle…) se ferait au détriment des élèves fragiles. Nul ne nie aujourd’hui le rôle du travail sur le code et l’importance d’automatiser rapidement l’identification des mots : ni les enseignants, ni les chercheurs, ni les IO. En revanche, il existe de forts arguments qui incitent à travailler en parallèle d’autres composantes de la lecture : ainsi le constat de l’effondrement des compétences en lecture des élèves issus de milieux populaires, vers l’âge de 9 ans, au moment où on prend de plus en plus en compte des compétences de lecture fine. Cet argument de l’« effet-retard » est balayé rapidement dans l’ouvrage, alors qu’il mériterait d’être examiné à la lumière de recherches empiriques. Ce n’est qu’à partir de recherches empiriques, et non pas de raisonnements à priori, qu’on pourra déterminer le dosage des différentes activités de lecture-écriture le plus favorable à la réussite de tous.

Beaucoup d’analyses proposées dans le livre n’en restent pas moins intéressantes. Et le travail mené avec les élèves en difficulté dans le cadre de cette recherche permet une conclusion optimiste : il n’y a pas de fatalité sociale de l’échec et de la relégation, lorsque l’école a confiance dans les pouvoirs des apprentissages scolaires et met les élèves fragiles au travail de manière intensive, exigeante et confiante, sans négliger les aspects les plus mécaniques et routinisés des apprentissages, afin d’en permettre l’incorporation – comme le savent bien la plupart des enseignants.

Jacques Crinon

Notes
  1. Une recherche en cours coordonnée par Roland Goigoux dans le cadre de l’IFÉ sur un échantillon de 131 CP répartis dans toute France vient contredire des affirmations aussi tranchées. Elle indique une grande variété des pratiques et du temps attribué aux différentes tâches de lecture-écriture. Mais le point commun entre toutes les classes observées par cette équipe est que, partout, un temps important est consacré à l’étude des correspondances grapho-phonologiques. Voir notre article sur ce site