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Repères éthiques en enseignement

Alors que la question de l’attractivité des métiers de l’enseignement fait débat un peu partout en Europe, le manque de repères quant aux finalités de l’école pèse sur une profession déjà mise à mal. Le décalage entre les attentes de l’institution et la réalité de ce que vivent les enseignantes et les enseignants au quotidien vient renforcer ce malêtre. Considérés de plus en plus comme des exécutantes et des exécutants — avec la mise en œuvre de réformes, de projets et de méthodes selon une logique descendante —, ils s’agrippent à ce qui fait encore sens : leur attachement pour ce métier, les relations bienveillantes avec leurs élèves et le sentiment d’utilité sociale, c’est-à-dire la dimension humaine, sociale et affective de leur activité. Celle-ci s’exprime dans une conception plus large que les seules interactions entre un enseignant et ses élèves : il s’agit de la dimension éthique de cette relation.

L’éthique est au cœur du professionnalisme des enseignants. En effet, ils peuvent être confrontés à des dilemmes éthiques et affectés dans leurs pratiques ordinaires par des problématiques « indécidables » selon l’expression des sociologues Ravon et Vidal-Naquet1. Dès lors, comment prendre des décisions, alors même qu’il n’existe ni règles ni normes stables ? Voici quelques repères avancés par des philosophes.

Sagesse pratique

Paul Ricœur, qui considère l’éthique enseignante comme une forme de sagesse pratique2, définit cette éthique comme un processus réflexif doublé d’une morale normative, accompagnée par la notion de sollicitude ou de bienveillance. Il s’agit de savoir évaluer avec pondération la singularité des situations en contexte scolaire, afin d’agir au mieux en prenant en considération l’intention éthique — la visée de la vie bonne et juste — et l’intention morale — les normes et principes qui servent de balises. La pensée éthique représente chez lui le cheminement intellectuel entre une réponse normée et une décision qui rend la situation acceptable dans une situation singulière. Elle n’est ni exportable ni généralisable et repose souvent sur un consensus précaire, ou résulte d’une négociation intrapersonnelle, parfois conflictuelle, menant, ou non, à une réponse acceptable.

Dans une perspective plus libérale, Ruwen Ogien conçoit l’éthique comme devant être minimale3, c’est-à-dire répondre à deux grands principes : ne pas nuire à autrui et prendre chacune et chacun en égale considération. Ogien soutient la thèse, fortement controversée, selon laquelle cette éthique minimaliste requiert que ni l’État, ni les institutions, ni les religions, ni les individus ne soient légitimés à juger autrui moralement. Le recours à l’éthique minimaliste peut aider les enseignantes et les enseignants à appréhender les paradoxes auxquels ils sont confrontés quotidiennement, rendant possible l’action dans un contexte où les contradictions éducatives et institutionnelles entravent les pratiques.

Eirick Prairat, renommé pour ses écrits sur l’éthique enseignante, fait l’éloge de l’estime de soi (et non l’estime du moi) qu’il considère comme pivot pour le développement psychologique et intellectuel de l’élève, car au principe de la relation à autrui. Pour lui, une des facettes du métier d’enseignant est de pousser l’élève à développer cette estime de soi ou à « partir à la conquête du soi ». Pour ce faire, l’enseignante ou l’enseignant en quête de balises éthiques se doit de nouer trois vertus : la vertu de justice, la vertu de sollicitude ou de bienveillance, et la vertu de tact4. La justice reconnait les droits et les mérites. Elle s’inscrit dans l’organisation même de l’acte d’enseigner, et se décline en deux versants : le souci de l’égalité et le souci de l’équité. La sollicitude permet d’appréhender la vulnérabilité de l’élève, de la prendre en compte de manière bienveillante. Enfin, le tact est l’attention portée à l’interaction, à la relation, ou encore l’art d’être présent et réellement disponible pour l’élève.

Ces versions distinctes de l’éthique montrent combien cet objet semble indissociable de l’acte d’enseigner. Si l’éthique professionnelle ne peut être réduite à une liste de comportements, de « bonne conduite » en situation, elle introduit néanmoins des modalités de régulation de l’agir professionnel, notamment dans l’utilisation du jugement critique constamment mobilisé dans la pratique. Ainsi, Didier Moreau5 pose l’hypothèse d’une éthique appliquée de l’éducation qui ne soit pas le produit d’un code prescriptif, mais plutôt l’émanation d’une éthique de la responsabilité inhérente aux métiers de l’enseignement.

Marie Gaussel
Chargée d’études, service Veille et analyses à l’IFE-ENS de Lyon

Pour aller plus loin

Marie Gaussel, « La vie “bonne” à l’école : dilemmes éthiques professionnels », Dossier de veille de l’IFE, ENS de Lyon, 2023, à paraitre.


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Notes
  1. Bertrand Ravon et Pierre Vidal-Naquet, « L’épreuve de professionnalité : de la dynamique d’usure à la dynamique réflexive », SociologieS [En ligne], 16 juin 2016.
  2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
  3. Ruwen Ogien, L’Éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes, Gallimard, 2007.
  4. Eirick Prairat, « Enseigner : un métier, une pratique éthique », La Pensée d’Ailleurs no 4, 2022, p. 146‑155.
  5. Didier Moreau, « L’éthique professionnelle des enseignants : déontologie ou éthique appliquée de l’éducation ? », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle no 40 (2), 2007, p. 53‑76.