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Premier pas vers les sciences

Faire des sciences commence tout petit dans le cadre familial ou scolaire, autour d’un bon album de fiction scientifique. Voilà une bonne occasion d’initier le raisonnement scientifique et d’éviter les fausses représentations.

Dans le cadre de notre groupe de recherche,1, nous travaillons sur les opportunités d’apprentissages en classe de sciences qu’offre la lecture de certains albums de fiction que nous avons qualifiés de « fiction réaliste »Catherine Bruguière et Éric Triquet, Sciences et albums, cycles 2 et 3, biologie, mathématiques, physique, Canopé éditions, 2014.. Il s’agit d’albums dont la particularité est de faire entrer le réel dans la fiction, à l’insu des personnages et du lecteur. Certes, le monde qu’ils construisent est fictionnel (les personnages sont des animaux qui pensent, parlent, ont des états d’âme), mais, dans le même temps, leur marge d’action tout comme l’intrigue du récit apparaissent soumises aux lois de la nature. Ainsi, le personnage de la chenille, dans l’album La chenille qui faisait des trous d’Éric Carle, subit des transformations qui répondent aux lois biologiques du développement d’un papillon, même si ce personnage se nourrit quotidiennement de mets fantaisistes.

Plus encore, ces albums de fiction réaliste utilisent la référence au réel comme support structurant de l’intrigue du récit, la compréhension de celui-ci passant inévitablement par leur compréhension. Par conséquent, lire de tels albums nécessite que le lecteur infère les phénomènes scientifiques évoqués en arrière-plan.

L’hypothèse de nos travaux repose sur l’idée que si l’intrigue est structurante pour le récit, elle l’est aussi pour générer des questions scientifiques chez les élèves. Il s’agit alors de proposer aux élèves des situations interactives de lecture et écriture qui s’enracinent dans le récit de ces albums de fiction. Celles que nous proposons sont construites à partir de deux exemples d’album de fiction réaliste : Un poisson est un poisson2et Mais où est donc Ornicar ?3

Un poisson est un poisson

« En bordure de la forêt, un têtard et un vairon nagent au milieu des herbes d’un étang. Ce sont deux amis inséparables ». Mais voici qu’un matin le têtard s’aperçoit que deux petites pattes lui ont poussé, et d’annoncer fièrement qu’il est une grenouille, ce que lui conteste son ami le vairon. Une fois devenu adulte, la grenouille part explorer le monde aérien. De retour dans l’étang, elle raconte toutes les « choses extraordinaires » qu’elle a vues. Le poisson s’imagine les oiseaux, les vaches, les hommes à son image. Se retrouvant à nouveau seul, il décide d’aller à la rencontre de l’autre monde. Là, sur la rive, il manque de peu de s’étouffer. Heureusement la grenouille lui porte secours en le repoussant dans l’eau. Il prend alors conscience qu’« un poisson est un poisson ».

L’histoire raconte une relation d’amitié qui se voit contrariée par un événement brutal, l’apparition de pattes postérieures chez le têtard. Dès cet instant, le réel s’invite dans la fiction. Cependant, c’est moins cet évènement en lui-même qui pose problème, que son interprétation par les personnages : si le têtard revendique « qu’il est une grenouille », le poisson, quant à lui, le tient encore pour un poisson. Du point de vue du récit, c’est ce différend qui constitue le nœud de l’intrigue. Le paradoxe est qu’au départ vairon et têtard présentent de fortes ressemblances qui leur donnent un « air de famille ». Ainsi, pour le vairon, ils sont l’un et l’autre des « petits poissons », affirmation contestée par le têtard dès lors qu’il observe les premières transformations de son développement.

Derrière l’intrigue se pose donc la question de l’identité biologique de chaque personnage : le têtard et le vairon sont-ils tous les deux des poissons ? Et si non, qu’est-ce qui les distingue ?

Les deux situations de lecture proposées autour de cet album visent l’appropriation de démarches scientifiques et l’élaboration de connaissances relatives à la caractérisation du vivant (cycle 2), aux notions de permanence d’espèce et de biodiversité (cycle 3).

La première situation propose aux élèves de se placer dans la position du poisson et de réaliser l’expérience de pensée consistant à imaginer les vaches rencontrées par la grenouille dans le monde aérien à partir de la description qu’elle en fait au poisson :

« Des vaches », dit la grenouille. « C’est drôle, les vaches ! Elles ont quatre pattes, des cornes, elles mangent de l’herbe et elles portent des sacs roses pleins de lait ». (p. 16)

En contraignant les élèves à se mettre à la place du poisson, l’enseignant leur donne la possibilité de réaliser des dessins très variés par rapport aux caractères de la vache qu’ils connaissent a priori. La description réduite offre en effet une marge d’interprétation que les élèves pourront exploiter. Les dessins sont ensuite affichés au tableau, comparés et discutés, afin d’établir ce qui est nécessaire pour représenter une vache et pourquoi : quels attributs sont privilégiés ? En quoi sont-ils caractéristiques ou non de l’espèce vache?

La seconde situation de classe  prend la forme de discussions autour de l’énoncé problématique « Un poisson est un poisson » qui apparaît à  différents endroits dans l’album et prend une signification différente en fonction du contexte d’énonciation. Il s’agit d’interroger à travers la signification que prend cet énoncé la façon dont les personnages perçoivent leur appartenance à une espèce au cours de leur développement.

classer avec Ornicar

Le jour de la rentrée des classes, la maitresse souhaite mettre de l’ordre pour que chacun des animaux (les élèves de la classe) trouve sa place, d’autant qu’un nouvel élève, Ornicar l’ornithorynque, est arrivé dans la classe. La maitresse envisage différents critères (ceux qui boivent du lait, ceux qui ont des plumes et un bec) pour organiser des groupes, mais, toujours, Ornicar semble inclassable et mis à l’écart. Il possède une fourrure, il boit du lait, mais il a aussi un bec et il pond ; une grosse larme coule sur sa joue et il s’enfuit de l’école.

Rattrapé par la maitresse et ses camarades de classe, l’enseignante arrivera à intégrer l’ornithorynque en proposant des classements fondés sur des capacités artistiques ou sportives (dessiner, chanter, jouer au football). Le problème scientifique de classement de l’ornithorynque n’est pas résolu à l’issue du récit. Même si le dénouement de l’histoire aboutit à l’inclusion d’Ornicar parmi les animaux de la classe, la maitresse ne parvient pas à proposer des critères pertinents sur le plan scientifique pour créer un groupe incluant l’ornithorynque.

Il s’agit donc d’une histoire autour de laquelle s’articule un questionnement scientifique sur les critères de classification des animaux : dans quelle mesure le choix des critères a des conséquences sur l’inclusion ou l’exclusion de l’ornithorynque dans la classe des animaux ? Comment classer un animal inconnu, différent de ceux que l’on connait, et qui présente des caractères à priori incompatibles ? Quels critères choisir, et pour quelle visée de classement ? Les critères en termes de fonctions, d’attributs anatomiques ou de capacités visent quel type de classement ? Comment transformer un type de critère en un autre ?

Après un début d’album qui semble largement orienté par ces questions d’ordre scientifique, la fugue d’Ornicar fait entrer le récit dans la problématique sociale de l’exclusion. Ainsi, au-delà de la simple visée éducative, l’album possède en toile de fond une leçon de tolérance, de respect et d’acceptation de la différence d’autrui.

Les deux situations d’écriture visent à travailler la démarche de classification scientifique en amenant les élèves à un exercice d’interprétation des ressemblances et des différences en termes de parenté (cycle 3). Elles prennent leur source dans la complication de l’intrigue à laquelle sont confrontés les personnages de l’histoire, notamment la maitresse : à quel groupe d’animaux peut appartenir l’animal bizarre, Ornicar l’ornithorynque ? L’une et l’autre des situations d’écriture reposent sur une lecture fine de la troisième double page de l’album. À ce moment de l’histoire, la maitresse propose aux élèves de faire des groupes en disant : « Que ceux qui boivent du lait se mettent ensemble ! » Ornicar, se mettant dans le groupe des buveurs de lait, est alors repris par la maitresse : « Ornicar, viens ici, je crois que tu te trompes. J’ai dit : ceux qui boivent du lait, qui ont tété la mamelle de leur mère, c’est-à-dire les petits mammifères. Toi, tu es né dans un œuf. » Alors qu’Ornicar lui répond qu’il lape le lait de sa maman sur son ventre, la maitresse semble décontenancée et le met au milieu des groupes en attendant.

Le récit de projection

Après avoir lu à toute la classe les deux premières doubles pages, l’enseignante constitue des groupes mixtes de deux à quatre élèves, auxquels elle fournit la troisième double page, avec comme seul texte la phrase du personnage de la maitresse : « Pour la cantine, que ceux qui boivent du lait se mettent ensemble ! » Il s’agit pour chaque groupe d’imaginer sous la forme d’un texte ce que le canard et l’ornithorynque disent entre eux et éventuellement aux autres animaux. Ce travail d’imagination revêt un caractère d’anticipation, car les élèves sont amenés à prévoir les raisons pour lesquelles les animaux, en réponse à l’injonction de la maitresse, se regroupent de la façon montrée par l’image.

Dans certaines conditions d’enseignement, la lecture d’albums de fiction réaliste peut amener les élèves du primaire à interroger des phénomènes scientifiques de façon ouverte et imaginative, mais également à s’engager dans une construction critique de problèmes scientifiques (qu’est-ce qui est possible et qu’est-ce qui ne l’est pas ?). Ces récits de fiction seraient un levier pour rechercher des raisons scientifiques universelles dans une lecture interprétative qui ne s’en tiendrait pas uniquement à la singularité de l’intrigue.

 

Catherine Bruguière
Maitresse de conférences en didactique de la biologie, ESPÉ de Lyon

Exemple de récit d’élève

Canard : « Est-ce que tu bois du lait ?Ornicar : — Oui, je bois du lait, mais je ne sais pas où est le groupe qui boit du lait.Canard : — C’est à gauche.

Ornicar : — Non, c’est là-bas, à droite !

Canard : — Je sais mieux que toi, je ne bois pas de lait. Et ceux qui ne boivent pas de lait se mettent à droite.

Ornicar : — Bon, d’accord si tu le dis. Mais si la maitresse nous reprend, ce sera de ta faute. »

Références
Catherine Bruguière et Éric Triquet, Sciences et albums, cycles 2 et 3, biologie, mathématiques, physique, Canopé éditions, 2014.Catherine Bruguière, Frédéric Charles, Marianne Moulin, Laurence Cabodi et Ségolène Monin, « Une lecture scientifique de l’album Mais où est donc Ornicar ? Comment classer l’ornithorynque, un animal à priori inclassable ? », Grand N n° 97, 59-72, 2016.Les situations d’écriture et les exemples de productions d’élèves s’appuient sur des travaux conduits au sein du LéA Paul-Émile Victor, mais également sur des travaux de stagiaires réalisés dans le cadre de leur mémoire de master MEEF (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) premier degré à l’ESPÉ de Lyon (2015-2016).

Notes
  1. Ce groupe de recherche est reconnu depuis 2012 comme un lieu d’éducation associé (LéA) par l’IFÉ. Le LéA Paul-Émile Victor réunit des enseignants du premier degré et des enseignants chercheurs en didactiques des sciences et des mathématiques autour de « questionner les sciences avec des albums de fiction »
  2. Léo Lionni, Un poisson est un poisson, éditions L’École des loisirs, 1981.
  3. Willy Glasauer et Gérard Stehr, Mais où est donc Ornicar ?, éditions L’École des loisirs, 2000..