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Pour une école des défis

© Pascale Lourmand / Calmann-Lévy

François Taddéi a fondé le CRI (Centre de recherches interdisciplinaires) qui a notamment accompagné les Savanturiers, bien connus de nos lecteurs. Il nous parle ici des transformations en cours du projet et évoque l’ouvrage qu’il vient d’écrire, Et si nous ?1.

Le CRI s’est transformé en Learning Planet Institute : quelle signification cela a-t-il ?

Nous avons changé de nom après un rapport pour les deux gouvernements précédents sur l’idée de « société apprenante » à la suite de quoi la directrice générale de l’Unesco nous a demandé d’étendre ces réflexions à l’idée de « planète apprenante ». On s’est rendu compte que c’était extrêmement fructueux : les problèmes majeurs sont planétaires (environnement, enjeux démocratiques), les communautés apprenantes sont présentes partout des échelles locales aux transnationales grâce au numérique. D’autre part, nous avions beaucoup développé l’interdisciplinarité, mais il s’agit d’un moyen plutôt qu’une fin, et elle est entrée dans les mœurs depuis une quinzaine d’années alors que l’idée de planète apprenante reste à mettre en œuvre.

Est-ce que vos activités ont changé avec ce changement de nom ?

Ce qui a le moins changé, c’est la forme de l’enseignement (de la licence au doctorat), l’aide à monter des projets. Notre formation par la recherche reste interdisciplinaire ; initialement centrée sur les sciences du vivant, elle s’étend aux sciences de l’apprendre et du numérique. Sachant que ces trois sciences sont toutes des sciences de l’information et de l’intelligence. Notre recherche se centre sur les liens entre les apprentissages et l’intelligence collective.

Nous mettons encore plus l’accent sur le numérique avec des projets comme profs-chercheurs qui permettent aux enseignants de se mobiliser pour relever des défis communs et sur le développement international. Par exemple, autour de la journée internationale de l’Éducation de l’ONU le 24 janvier (le Festival Learning Planet organisé à cette date a été célébré dans 168 pays en 2022 avec plus de 20 000 participants, dans des lieux et contextes très divers dans l’esprit de la Fête de la musique). Des centaines d’organisations travaillent dans le même sens que nous pour que tous puissent apprendre à prendre soin de soi, des autres et de la planète.

Le dernier pilier de notre activité, c’est l’accompagnement d’une transformation de notre système éducatif, en jouant un rôle de catalyse, de mise en réseau, pour mettre en avant les meilleures pratiques. Nous cherchons à être un terrain de jeu intermédiaire2 entre l’institution et le terrain, facilitant les échanges, le partage, à partir de la recherche, dans un rôle de « tiers de confiance ».

Il s’agit en fait de fédérer cette « grande famille du vivant » dont nous tous faisons partie ?

Exactement. En tant que biologiste, je sais combien le vivant est de fait une grande famille. Des institutions ont utilisé la notion de « fraternité » à propos des humains, il faut l’étendre au-delà, d’autant qu’elle est fondée biologiquement. Aujourd’hui, nous sommes toujours plus interdépendants avec les autres espèces qui peuplent notre planète, mais cette grande famille est fragilisée. On se doit d’apprendre à prendre soin de tous, pas seulement de nos proches. Pendant la pandémie, j’ai repensé à cette citation attribuée à Confucius disant qu’on a deux vies et que « la seconde commence quand on prend conscience qu’on n’en a qu’une ». Nos institutions, nos espèces, et toutes les civilisations courent le risque de la disparition ; elles entrent donc dans leur seconde vie. Ce n’est que si on prend conscience de notre vulnérabilité qu’on peut saisir le sel de la vie et maximiser la probabilité de continuer l’aventure humaine.

Vous avez récemment écrit un ouvrage avec une anaphore « et si nous », appelant à l’invention de solutions originales. Pouvez-vous donner quelques exemples concernant l’école ?

Beaucoup d’écoles se sont emparées du hashtag #EtSiNous. Certains ont fait des murs de « et si nous » à remplir, par les élèves, les familles, les enseignants, etc. Des propositions ont ainsi pu être mises en œuvre. Par exemple, une petite section de maternelle à La Réunion a institué un lieu en forme de cœur mettant en œuvre la suggestion : « et si nous nous faisions des câlins ». Cela peut être « et si nous faisions la classe dehors » ou « et si nous réaménagions la salle des profs ».

Cela peut aussi concerner les droits des enfants, qui ne peuvent peser sur l’avenir de la planète et sont les derniers des êtres humains à ne pas encore être de véritables citoyens (les femmes ne l’étant que depuis 1945 en France). Sur certains sujets, les enfants sont bien informés. Plus que Trump sur le changement climatique ! On a besoin d’étendre la dimension citoyenne aux jeunes, comme le font les jeunes de « Ta voix compte », qui ont émis des propositions intéressantes (par exemple, des binômes entre députés et jeunes, afin que la voix des jeunes puisse être entendue).

Penser le temps long est une évidence pour la jeunesse. La voix des jeunes doit être davantage entendue. Peut-être que la « planètoyenneté » est à inventer, en s’inspirant de la citoyenneté et des droits et devoirs que nous avons vis à vis des générations futures et de la Planète. J’ai été frappé par l’aventure du « Lobby de Poissy »3, un groupe de collégiens engagés pour l’environnement qui a porté jusqu’au Parlement européen une déclaration européenne des droits de la planète et du vivant qu’ils ont rédigée avec d’autres enfants de de dix pays européens.

Comment aujourd’hui doit-on se situer en tant qu’éducateur face au numérique, entre ceux qui le diabolisent (« enfer numérique ») et ceux qui en ont une vision trop enchantée ?

Le numérique est comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses, c’est vrai de tous les instruments de communication (même s’il n’est pas que cela). Il a un grand pouvoir aujourd’hui, il faut apprendre à l’utiliser tout en étant critiques, en comprenant comment fonctionne la machine. Comprendre les deux boîtes noires que sont notre cerveau et les algorithmes. Le numérique permet cependant de coopérer à grande échelle. Wikipédia est ainsi la dernière source fiable d’informations sur l’Ukraine en langue russe. Le numérique permet de faire des progrès sur la recherche médicale, mais aussi de repenser l’héritage des Lumières afin de le rendre plus inclusif, plus écologique et plus global. Nous devons inventer des usages du numérique alignés avec l’intérêt des générations futures, au service de notre intelligence collective. L’histoire se construit collectivement et toutes les disciplines peuvent être utiles. L’usage du numérique dans la démocratie a permis un revirement politique à Taïwan4, alors que notre propre démocratie a régressé (par exemple avec l’État d’urgence). Le rôle de l’école est évidemment essentiel pour cette réinvention des Lumières à l’heure du numérique.

Le développement de l’esprit critique est une nécessité absolue ?

Oui, même si ce n’est pas une idée nouvelle. Condorcet disait déjà cela au XVIIIe siècle. Mais dans notre société de l’ « infobésité », nous avons encore plus besoin d’esprit critique. Il faut aussi passer d’une logique où les élèves sont en compétition pour acquérir du savoir sans comprendre forcément en quoi cela pouvait faire sens pour eux, à une autre logique où il faut passer à une vision moins parcellaire, où on apprend à coopérer pour relever les défis d’aujourd’hui, à trouver des solutions originales, à avoir un esprit critique sur sa propre pensée et sur celle des autres. L’avantage de la formule « et si nous » est que tout le monde peut répondre et se projeter dans un avenir collectif. Personne ne peut résoudre seul les défis à relever, comme le changement climatique. Un jeune a des pics de créativité entre l’enfance et l’adolescence5, il faut savoir les mettre à profit : échanger sur les imaginaires et se projeter dans un avenir collectif pour faire ensemble ce qu’on ne saurait faire seul.

Concernant l’éducation au changement climatique, qu’est-ce qu’il est urgent de faire à l’école ? Pensez-vous qu’il y ait une évolution positive aujourd’hui, malgré une campagne électorale où il a été si peu question de ce sujet ?

Il faut admettre que ce ne sont pas des sujets faciles, intellectuellement et émotionnellement. Il faut pouvoir dire ce qu’on a sur le cœur. Je pense à cette jeune fille déclarant qu’après avoir lu le rapport du GIEC, elle ne voyait qu’une solution pour parvenir à la décarbonation, c’était le suicide ! Dans un monde qui devient fou, on peut au fond tirer cette conclusion. À cela, sa psychiatre lui a répondu que si tout le monde raisonnait comme elle, il ne resterait plus que des Trump ou Bolsonaro qui mettraient la planète en l’air. Il vaut mieux rester en vie et s’engager. Cela suppose d’apprendre aux jeunes à comprendre ces dynamiques et de les outiller pour mettre de l’intelligence autour de l’indignation et leur apprendre à agir concrètement.

Puisqu’il va y avoir un nouveau ministre de l’Éducation nationale, qu’est-ce que nous pourrions lui demander en priorité ?

Le président de la République a parlé d’une éducation à la transition écologique pour tous les élèves. Il faut bien sûr la mettre en œuvre vraiment, mais surtout instaurer une « école des défis » avec plus d’horizontalité, et un changement de pratiques en profondeur qui permette de prendre en compte la complexité des enjeux. On veut une école qui soit aussi celle de la résilience, qui ne cache pas les difficultés rencontrées et où chaque discipline enseignée aide à comprendre ce qui a permis de les surmonter pour mieux affronter les prochaines crises. On en a vu la nécessité pendant la pandémie, où on a pris conscience de notre besoin d’apprendre à prendre soin de soi, des autres et de la planète. Face aux dangers, il est essentiel de permettre à tous de se réapproprier la devise de la Ville de Paris, « Fluctuat nec mergitur » ! Nous avons des olympiades sportives ou scientifiques, il en faudrait pour apprendre à relever les défis de notre temps, et pourquoi pas les organiser en 2024 !

Propos recueillis par Roseline Prieur et Jean-Michel Zakhartchouk

Le site du Learning Planet Institute


À lire également sur notre site :

Accord et à CRI, par Christine Vallin

L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur (article en trois parties), par Jean-Marie De Ketele


Sur notre librairie :

 

Urgence écologique : un défi pour l’école

Ce dossier nous invite à aller plus loin que l’éducation à l’environnement ou au développement durable. Comment permettre à nos élèves de prendre conscience des enjeux de cette indispensable transition écologique : apport de connaissances, actions locales, formation à l’éco-citoyenneté…

 

 

 

Construire ensemble l’école d’après

Sylvain Connac – Jean-Charles Léon – Jean-Michel Zakhartchouk

ESF-Sciences humaines et Cahiers pédagogiques, 2020

L’école « d’après », un vain slogan, un conte de fées pour ceux qui penseraient que, aux lendemains de la crise sanitaire, une autre école va naître, plus juste, plus en prises avec le monde ? Ce livre, coordonné par des pédagogues engagés, et fruit d’un travail collectif avec le réseau du CRAP-Cahiers pédagogiques, contient de nombreuses propositions pour passer du slogan  à la mise en œuvre : comment utiliser à bon escient les outils du numérique, comment modifier programmes et pratiques pour penser le monde actuel (parcours santé, esprit critique…), comment intégrer le respect de l’environnement dans le quotidien de l’école, comment prendre mieux en compte les familles, comment au quotidien, lutter contre les inégalités.


Notes
  1. Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du XXIe siècle, Calmann Lévy, 2022.
  2. Voir Les communautés d’innovation, Benoît Sarazin, Patrick Cohendet et Laurent Simon, éditions EMS, 2017.
  3. Voir la série documentaire qui y est dédiée sur le site de Lumni : https://www.lumni.fr/video/le-lobby-de-poissy-presente-la-declaration-des-droits-de-la-planete-au-parlement-europeen
  4. Voir par exemple ce documentaire sur le site de Public Sénat : https://www.publicsenat.fr/emission/documentaire/taiwan-democratie-numerique-191634
  5. Voir les travaux d’Alison Gopnik, par exemple Anti-manuel d’éducation. L’enfance révélée par les sciences, éditions Le Pommier, 2017.