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Pour enseigner et apprendre l’orthographe

Il est habituel aujourd’hui de ne publier à l’usage des enseignants que des livres brefs. L’ouvrage de Danièle Cogis est à cet égard à contre-courant et c’est heureux. Car elle nous propose en 430 pages denses, mais écrites de manière limpide et toujours accessible, une somme d’informations et un outil efficace, où rien n’est inutile.
Danièle Cogis, qui est maître de conférences à l’IUFM de Paris, conduit depuis longtemps des recherches en linguistique de l’acquisition sur la genèse des connaissances orthographiques des enfants ainsi que sur la didactique de l’orthographe. Elle s’est forgé, à travers cette expérience, quelques convictions fortes qui donnent son ossature intellectuelle à l’ouvrage. L’orthographe est une composante importante de la langue écrite et de son apprentissage ; son acquisition nécessite une attention constante, en situation, à la forme de ce qu’on écrit, même si écrire ne se réduit pas à orthographier, comme le montrent par exemple les pratiques de dictée à l’adulte. Mais maîtriser l’orthographe ne résulte pas d’une absorption passive des formes. Le scripteur novice se construit un système cohérent de connaissances et même de conceptions. Les erreurs orthographiques ne sont pas toujours dues à des ignorances, elles proviennent souvent de conceptions partielles ou erronées qui font obstacle à l’apprentissage. C’est pourquoi apprendre l’orthographe ne va pas sans travail sur les représentations préalables. On connaît bien, depuis Bachelard, le rôle de ces obstacles épistémologiques dans l’apprentissage et les didacticiens des sciences ont amplement vulgarisé la notion.
Ne donnons qu’un seul exemple de l’intérêt pour l’enseignant de travailler à partir des conceptions sous-jacentes des élèves. La confusion est fréquente, chez les écoliers et encore au collège, entre les homophones grammaticaux on et ont. Confusion traitée tout au long de la scolarité, de manière récurrente, comme une confusion entre un pronom et le verbe avoir. Les manuels abondent en leçons où, à l’instar du Bled, on fait remplacer on par l’homme et ont par avaient. Mais, quand on demande aux élèves de réfléchir sur ce qu’ils ont écrit et de justifier une production, ceux-ci diront par exemple, comme Céline (CE2) : « Ont l’appelait la Belle parce qu’il y a plusieurs gens qui l’appellent la Belle, on met – nt, c’est le pluriel. » La confusion n’était pas là où on le croyait.
Après un chapitre synthétique présentant l’orthographe française, une orthographe mixte qui combine et relie principe phonographique (transcrire l’oral), principe morphologique (familles de mots, règles d’accord), principe distinctif (distinguer les homophones) et principe étymologique, une seconde partie, plus longue, de l’ouvrage est consacrée à l’acquisition de l’orthographe. Description fondée sur une somme d’observations qui mettent pour ainsi dire sous les yeux du lecteur l’évolution des représentations des enfants.
On voit ainsi, par exemple, comment se constituent les catégories grammaticales. Car le problème n’est pas tant pour les élèves de savoir qu’il faut mettre un s au pluriel de l’adjectif que de repérer les adjectifs. À partir de quels traits, de quel « prototype » construisent-ils la classe abstraite des adjectifs ? La notion de pluriel elle-même est une conquête cognitive. Absence d’abord de prise en compte de la variation en nombre, puis recours à une procédure morphosémantique où la notion de pluriel est confondue avec celle de pluralité (de la nourritures : « J’ai mis s parce qu’il y en a plusieurs »), enfin procédure morphosyntaxique (« j’ai mis s parce qu’il y a les devant »).
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la didactique. Elle se structure autour de trois pistes de travail.
– Faire écrire des textes : l’orthographe est intégrée à l’activité d’écriture. Outre les aspects cognitifs de cet apprentissage, et l’importance soulignée des synthèses et des bilans à portée métacognitive, celui-ci est aussi vigoureusement posé comme un apprentissage langagier, qui engage bien d’autres enjeux : « aider chacun à devenir un sujet écrivant reconnu », plutôt que de stigmatiser les difficultés.
– Faire découvrir le système orthographique dans sa cohérence à travers des « chantiers » spécifiquement dédiés à ce but.
– Faire évoluer les conceptions orthographiques des élèves, par des pratiques comme « la phrase dictée du jour » ou « la phrase donnée du jour ». Propositions resituées dans le contexte plus large d’une étude de la langue fondée sur son observation réfléchie.
Dans les passages qui explicitent les manières de mener les séances, se dessinent avec clarté des moyens pour éviter deux écueils symétriques et fréquents : énoncer d’emblée le savoir visé et faire comme si les connaissances étaient spontanées chez les élèves et qu’il suffisait de les interroger pour mettre celles-ci à jour. Les connaissances sur la langue sont au contraire le résultat d’une construction qui nécessite l’observation et la manipulation de corpus ainsi qu’un patient travail de transformation des conceptions antérieures non pertinentes.
Remercions donc l’auteur de ce livre magistral d’avoir su mettre à la disposition du plus grand nombre, de manière aussi claire, structurée et opérationnelle, un ensemble de recherches linguistiques et didactiques qui n’avaient pas jusque-là été rassemblées de cette manière.

Jacques Crinon