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Pour aller au-delà des « petits gestes »

Montrer que les actions personnelles ne se réduisent pas à des choix de comportement plus ou moins respectueux de l’environnement, faire prendre    en compte les enjeux collectifs, sociaux, politiques avec l’indispensable culture scientifique et le non moins nécessaire esprit critique à l’égard des discours médiatiques : il s’agit bien là d’éducation au sens fort du terme.

La dimension citoyenne du développement durable est parfois explicite dans les textes officiels définissant les objectifs éducatifs :

« Le développement durable se traduit par une interrogation sur la gouvernance, aussi bien au niveau du recueil et de la transparence des informations, de la participation, de l’expertise, du contexte de la décision… » D’ailleurs, certains pensent que l’EDD (éducation au développement durable) n’amène rien de plus par rapport à ce qui existait déjà dans l’éducation à la citoyenneté ou à l’environnement, voire qu’elle constitue un discours bien-pensant ou une nouvelle doxa récupérée ou détournée à des fins mercantiles ou de communication. Le développement durable peut alors être analysé comme « une habile stratégie séductrice à l’intention des acteurs de la sphère politico-économique, qu’il importe de convaincre d’intégrer des préoccupations sociales et environnementales à leur agenda de croissance économique ».

AMBIGUÏTÉ DES « BONS GESTES »

En héritage d’une instruction civique passée et d’un premier courant d’éducation à l’environnement, l’école a eu longtemps une visée « impositive » de ce qui était bon ou mauvais en s’attachant à prescrire un comportement attendu. Dans cette logique, un bon citoyen a un certain nombre de devoirs vis-à-vis de l’environnement et de la nature : il éteint les lumières, il trie ses déchets, il économise le papier… Les représentations du développement durable, mais aussi de nom- breuses incitations officielles, incluent fréquemment ces « bons gestes ». Qu’apporte de nouveau l’éducation au développement durable si elle est réduite à cela? Les « bons gestes », pour utiles qu’ils soient, ne permettent pas de construire et comprendre un projet de société dans ses composantes environnementales, sociales, économiques et éthiques avec toute la complexité de réponses qui ne peuvent être uniques et simples. Ils peuvent même constituer un frein pour une vision des problématiques globales : les gestes pour économiser l’électricité peuvent éluder les questions énergétiques plus fondamentales sur les équipements plus performants ou les politiques énergétiques nationales. Un futur citoyen n’est pas seulement responsable de ses actions personnelles, il doit être apte à participer aux décisions publiques, apte à s’engager dans l’élaboration d’une société « durable », ce qui nécessite des connaissances, des valeurs et une aptitude à vivre ensemble. Une telle conception nous conduit  à définir des finalités éducatives plus ambitieuses que ces simples « bons gestes », il s’agit de former les acteurs sociaux à penser par eux-mêmes, à faire preuve de responsabilité. L’action  du citoyen ne se réduit pas à déléguer son pouvoir à un élu. Derrière la citoyenneté, il s’agit de s’interroger sur la gouvernance, c’est- à-dire sur l’organisation de la décision et du pouvoir dans les différentes sphères et échelons de la société. L’étude de la mise en place des Agenda 21 scolaires concourt à cette initiation à une gouvernance locale, elle peut être aussi complétée par l’analyse de la gouvernance à d’autres échelons d’action – pensons au Grenelle de l’environnement et aux débats qu’il a générés.

DIMENSION SCIENTIFIQUE, DIMENSION SOCIALE

Les modalités de formation, tant des élèves que des jeunes enseignants, doivent être adaptées aux enjeux actuels. Il s’agit tout d’abord de favoriser une rationalité critique,  en  cherchant  à  transmettre l’idée  que les sciences, d’une part, sont nécessaires, mais pas suffisantes pour les prises de décision, et d’autre part, qu’elles ne constituent pas un ensemble homogène qui proposerait une seule analyse ou une seule solution. Les expertises scientifiques doivent être complétées par des discussions sur les choix de société avec l’ensemble de la population. Dans cet objectif, on peut proposer aux apprenants des situations de formation qui vont promouvoir un échange scientifique sur la base d’une situation réelle ou fictive, mais qui va les obliger à mettre en discussion et articuler différents savoirs sur des thématiques comme l’énergie, les trans- ports, l’alimentation, l’eau, les déchets… Par exemple, la question de l’énergie peut être posée sous l’angle du renouvèlement des ressources, du cout, de l’efficacité, de la pollution, des gaz à effet de serre. Sur le changement climatique, il est important de comparer les différentes interprétations des phénomènes constatés

– celles des experts du GIEC, des géographes, etc. – mais aussi les enjeux de pouvoir cachés derrière ces controverses. Dans les discussions sur l’efficacité énergétique des carburants « verts », on voit les pétroliers et les firmes automobiles promouvoir et financer un modèle industriel qui conforte le contrôle des firmes sur ce mode organisationnel alors qu’une partie du monde agricole, promeut un système décentralisé relativement autonome avec l’utilisation de l’huile végétale pure. Au-delà de l’analyse de la controverse scientifique réelle et nécessaire à la compréhension, le décryptage de ces enjeux de pouvoir permet de comprendre comment la science est « traduite » pour être mise au service d’une pluralité de projets. Dans un monde dominé par la communication, il est nécessaire pour un futur citoyen d’avoir une distance critique face aux présentations souvent réductrices des médias. Et dans la formation, il faut faire identifier les différentes analyses et entrainer à un regard critique sur les producteurs de discours et leurs enjeux. Les savoirs scientifiques ne doivent pas être présentés de manière isolée, le contexte dans lequel ils peuvent être appliqués doit être mis en perspective et analysé, condition pour la promotion d’une « citoyenneté scientifique ».

PROMOUVOIR DES MODALITÉS PÉDAGOGIQUES OUVERTES

L’initiation à la complexité et à l’interdisciplinarité se fait en proposant des situations pédagogiques ouvertes, l’engagement et l’apprentissage de la gouvernance se réalisent avec des situations tournées vers le futur qui obligent les apprenants à élaborer des pistes ou des solutions possibles et à se positionner. Les situations d’évaluation proposées doivent porter essentiellement sur la validité des démarches et des argumentations et non pas sur la production de LA bonne solution, sinon on promeut une forme de scientisme qui a conduit à bien des excès. Avec les enseignants, il faut travailler les modalités d’organisation de débats (en classe entière, en sous-groupe, avec rapporteurs/observateurs…), les situations à proposer (jeu de rôles/situation réelle, degré de proximité spatiale, sociale…), la gestion des supports (documents contradictoires ou non, information identique pour tous ou non, recherche individuelle des informations, apport progressif par l’enseignant des informations, présélection des informations…). L’expression des avis et de leur diversité dans la classe est une phase importante dans l’analyse d’enjeux socio-économiques et environnementaux, et pour éviter les positions dichotomiques réductrices (pour/contre), les enseignants peuvent proposer aux élèves des consignes plus complexes pour des réponses plus argumentées : quel est, selon vous, l’argument principal qui explique votre position ? Quel est l’argument le plus acceptable des gens qui ont un avis autre que le vôtre ? À quelle condition changeriez-vous d’avis ?…

DES FORMES SCOLAIRES QUI DOIVENT ÉVOLUER

L’enseignement  scientifique  est  en  tension   entre deux dérives. D’un côté, une vision positiviste des sciences, marquée par l’absence de sens critique, fondée sur la conviction que toute avancée des sciences est synonyme de progrès. À l’opposé, un discours relativiste qui assimile le discours scientifique à tout autre discours – y compris moral – et ne lui reconnait aucune validité spécifique. L’activité scientifique n’est pas une activité neutre, la manière dont elle est conduite est porteuse de choix sociaux, de choix économiques et de choix éthiques; elle doit aujourd’hui prendre en compte les risques générés par ses propres développements techniques. Une nouvelle voie doit être tracée vers ce que nous nommons la construction d’une citoyenneté scientifique afin que les enseignants prennent en compte les incertitudes liées aux sciences, incertitudes scientifiques, mais aussi sociales, économiques et éthiques. L’éducation au développement durable est l’opportunité pour le système scolaire de réviser un rapport aux sciences auquel participe significativement l’école et qui devrait, à notre avis, inclure cette forme de citoyenneté. Dans cette perspective, les formes scolaires doivent être interrogées tout autant que les contenus des programmes. La promotion de l’interdisciplinarité et de formes pédagogiques interactives et ouvertes (débat, études de cas…) telles que les TPE entre certainement dans cette perspective. Dans le même temps, il nous faut souligner les contraintes posées par un système scolaire piloté prioritairement par l’évaluation individuelle et la sélection compétitive peu compatible avec des principes de citoyenneté active. Il sera nécessaire de préserver, y compris d’un point de vue institutionnel, des formes scolaires ouvertes où ces principes citoyens seront prioritaires. C’est à ce prix que cette éducation au développement durable ne constituera pas un simple discours.

Jean Simonneaux, école nationale de formation agronomique, Toulouse
Article paru dans le n° 478 des Cahiers pédagogiques, « L’éducation au développement durable: comment faire? », janvier 2010