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«Permettre aux élèves de construire des compétences dont ils sont fiers»
L’éducation artistique et culturelle, est-ce fondamental ?
C’est essentiel, c’est ce qui permet aux humains de vivre ensemble ! Une société, surtout en ces temps mouvementés socialement et politiquement, doit se tenir et se construire sur un socle commun et collectif, sur quelque chose qui fait lien. Ce lien permet à chacun de se sentir à la fois partie et sujet s’épanouissant dans ce collectif. C’est ce qu’écrit Roland Gori dans Un monde sans esprit : l’être naît à l’interface de la subjectivité et du social. Quoi de mieux que l’éducation artistique et culturelle pour amener l’enfant à cela ?
La culture fait lien ; elle permet d’investir l’inter et l’intragénérationnel. Chacun doit s’inscrire dans le temps qui passe tout en participant à la construction de son propre moment. Alors, on ne confondra pas « connaissance » et « culture ». La connaissance ne fabrique pas le sujet dans son temps si elle ne crée pas de lien, la culture, si. Le travail d’Antoine Mignon, dont l’article ouvre le dossier, à Meaux, est pour cela remarquable. Il faire vivre à ses élèves des codes qui semblent archaïques, ou pour le moins obsolètes, tellement loin de ceux des jeunes, ceux des concerts classiques. Mais ce cadre finit par faire sens. Il permet aux élèves de construire des compétences dont ils sont fiers.
Avec l’art, on aborde le problème du sujet acteur. Winnicott écrit, dans Conversations ordinaires : « J’ai toujours besoin de me battre pour me sentir créateur. » C’est pour moi un problème central de l’enseignement, et pas seulement artistique. À mon sens, créer, c’est se mettre en mouvement, c’est ouvrir pour soi et pour l’autre un espace imaginaire qui permet de se déplacer. C’est un « jeu » qui n’est pas que ludique, qui pourra être sérieux voire tragique, me disait récemment Pierre Delion. Si l’enfant ne peut entrer dans les apprentissages par la porte de devant, si l’empêchement de penser, sa dimension accidentée, ou même le trop plein de sens l’envahissent au point qu’il reste immobile, alors il faut le faire jouer, le faire créer, et ce, dans toutes les disciplines. J’irais jusqu’à dire qu’on devrait remplacer les remédiations disciplinaires par la médiation artistique. Jean-Pierre Klein en donne de nombreux exemples. Ma longue expérience de professeur de musique me l’a montré plus d’une fois et la plupart des articles de ce dossier font de même : faire danser des élèves pour ressentir une structure de phrase, comme le fait Muriel Lacour, c’est leur montrer que, tout comme le corps en mouvement, le verbe ouvre des espaces pour bouger. Yves Le Coz rend ses élèves danseurs en leur donnant le sens de l’altérité dans le groupe. Il devient professeur d’éducation physique et artistique !
Je suis convaincu que nombre d’élèves n’apprennent pas par empêchement de penser ou d’entrer dans les apprentissages. La pratique artistique leur permet une triangulation qui, en leur faisant faire le pas de côté nécessaire, les ramène vers le cognitif. Salomon Resnik dit qu’apprendre, c’est ouvrir une béance, mieux même, une « patence », quelque chose qui autorise, en se penchant, le voyage vers les transformations intellectuelles : toute notre connaissance procède de l’expérience, et c’est la motricité physique et psychique qui permet l’appropriation des concepts. Je pense qu’il faut créer, dans nos classes, des déséquilibres maîtrisés.
Il existe donc un véritable paradoxe pour un enseignant de discipline artistique : il doit revendiquer le fait que sa discipline est peut-être la plus importante, qu’elle est celle qui participe grandement au lien dans la société et à l’émergence du sujet ; il devrait donc souhaiter sa dissolution dans tous les apprentissages, au risque, dans un monde utopique, de sa propre disparition !
Qu’apporte le parcours d’éducation artistique et culturelle (PÉAC) mis en place depuis la loi de refondation ?
Quand on regarde les textes officiels, on peut être saisi de vertige par la complexité de sa mise en place et des moyens nécessaires. Pourtant, les exemples présentés dans ce dossier montrent que c’est faisable avec de la méthode et de l’imagination, en regardant ce que la microsociété de l’établissement offre, et en faisant preuve de créativité. Ces deux axes sont fondamentaux : tout établissement, même celui qui est éloigné de l’offre culturelle et artistique institutionnelle, possède intrinsèquement des moyens dont il doit prendre conscience et qu’il faut faire émerger. Olivier Rosan cite l’exemple remarquable de la maison de retraite voisine qui permet la mise en récit de la vie de personnes âgées par des adolescents. Ces vieillards assurent une fonction proche de celle des arbres du collège de Cambuston à la Réunion, un ancrage dans le passé qui permet l’émergence créative. On retrouve l’intergénérationnel dont je parlais plus haut. Une élève réunionnaise écrit : « Ce dont je suis fière, c’est de moi, et que j’avance. » Quelle chance elle a !
Mais ces moyens ne peuvent être employés que si une réflexion et un travail collectifs se mettent en place dans la méthode. Olivier Rosan et Cyrille Savary montrent de deux façons différentes que c’est possible. La mise en place du PÉAC, liée à celle des ÉPI qui doivent développer des aspects pratiques et créatifs, peut transformer le cadre dans lequel les élèves apprennent. S’inscrivant dans des environnements sociaux, culturels et géographiques particuliers, le PÉAC peut donner une identité aux établissements ; on retrouve là une des acceptions du mot culture.
Qu’est-ce qui ressort de ce dossier ?
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la tonalité générale des articles, empreinte de plaisir d’enseigner, de douceur, d’inventivité, d’ouverture à l’autre. La notion d’équipe prend, dans le projet artistique et culturel, une nouvelle dimension ; elle n’est plus uniquement institutionnelle et oblige à réfléchir le rôle de chacun. La coopération, quand elle est bien menée, permet le mouvement de tous, enfants et adultes. Je m’aperçois également que le projet artistique ou culturel aide l’enseignant à travailler son identité professionnelle ; il aide l’élève, l’enfant, à s’épanouir comme sujet d’un groupe. L’article de Claire de Saint-Martin et de Drystan Denis en est un exemple émouvant, l’entretien avec Robin Renucci en explore des aspects philosophiques et théoriques. L’art et la culture soignent.
J’espère que cela transparait à la lecture du dossier. Loin de la morosité ambiante, des doutes sur l’avenir, il m’a fait vivre l’enthousiasme de pratiques qui font bouger le cadre habituel : il faut faire danser, chanter, bouger, créer, dire de la poésie en chœur, suivre un étendard à travers le monde… Les apprentissages n’en seront que plus faciles, ce ne sera pas du temps perdu. La multiplicité des pratiques qui figurent dans ce dossier permet de faire émerger un questionnement salvateur et plus encore. C’est le mouvement, c’est l’inverse de l’élève penché sur sa table et sur son devoir, c’est la vie. Pour moi, c’est l’avenir.
Propos recueillis par Cécile Blanchard