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Outil de pilotage ou pare angoisse ?

Parce que l’école sélectionne, fait réussir ou échouer, et donc exclut, les parents s’angoissent pour l’avenir scolaire de leurs enfants. Ils ont en permanence les yeux fixés sur les notes obtenues, sans remettre en cause la validité même de cette façon de mesurer les acquis. Faut-il alors supprimer les notes ? Comment utiliser autrement l’évaluation ?

Imaginez un restaurant gastronomique réputé dont les clients exigeraient d’être informés de manière continue de la manière dont progresse la préparation du plat qu’ils ont commandé. Du coup, la moitié du temps de travail des cuisiniers consisterait à informer les clients, au détriment de la qualité de la cuisine… Absurde ? Oui. Mais c’est ainsi que fonctionne l’école. Une institution qui passe plus de temps à dire ce que savent les élèves qu’à les faire progresser. Pire, une institution qui s’habitue à ne savoir des élèves que ce qu’il faut en dire à leurs parents. Comme une médecine dont le principal objectif serait de produire des bulletins de santé.

Comment en sommes-nous arrivés là ? En donnant au système éducatif un pouvoir de sélection, donc, croit-on, à tort ou à raison, de décision sur la vie des enfants et des adolescents. Lorsque les parents confient leurs enfants à un centre de loisirs, un club sportif, une colonie de vacances, ils tiennent à avoir des nouvelles, à savoir « si tout se passe bien ». Mais ils n’ont pas l’impression que l’avenir de leurs enfants se joue chaque jour. Alors que l’école les inquiète, parce qu’elle détient les clés de l’avenir. Elle transforme nombre de parents en boursicoteurs angoissés qui ne quittent pas des yeux l’écran sur lequel s’affiche le cours de leurs actions.

L’échec et l’exclusion menacent l’avenir

Il ne sert à rien de leur dire : « Calmez-vous, faites-nous confiance, tout va bien se passer. » Du moins aussi longtemps que la sélection et l’exclusion resteront vivaces dans le système éducatif. Paradoxalement, cette angoisse s’accentue alors que, depuis la création de l’école obligatoire, le niveau monte dans les pays développés. Plus aucun jeune n’est jeté dans la vie active à douze ans. Jamais, dans l’histoire, le système éducatif n’a fait autant d’efforts pour instruire chacun, par souci démocratique mais aussi par calcul : dans le monde post-industriel, l’ignorance ne paie plus. La plupart des parents vivent cependant la scolarité de leur enfant comme une longue marche, incertaine, pavée d’épreuves et de dangers. Sans doute parce qu’apprendre à lire, écrire et compter ne suffit plus, parce que les parents de classe moyenne rêvent pour leurs enfants d’études supérieures et de réussite sociale et définissent l’échec en fonction de cette ambition.

Dès lors qu’ils vivent la scolarité de leurs enfants sous la menace d’un échec, d’une exclusion ou simplement d’une relégation dans les filières secondaires sans avenir, il est normal que les parents se soucient de ce qui se passe en classe, épluchent les carnets scolaires, scrutent les indices avant-coureurs d’un échec.

La guerre des notes n’a pas lieu d’être

L’attachement aux notes, au-delà de la familiarité avec ce système, tient d’abord au sentiment que ce sont des indicateurs clairs et précis des chances de réussite scolaire : si les notes sont bonnes, c’est que « ça va », même s’il faut rester vigilant ; si elles baissent, il y a prise de contact avec les enseignants, surveillance accrue des sorties, des loisirs, des devoirs, chantage à l’argent de poche ou autres formes de pression. Si les notes passent durablement au-dessous de la moyenne, c’est le branle-bas de combat : admonestations, sanctions, répétiteur, psychologue, mise en école privée…

Quiconque connaît le mode de fabrication des notes scolaires sait qu’elles ne disent pas grand-chose du niveau réel de connaissances d’un élève, dans la mesure où elles le situent par rapport à sa classe. Le même élève aura de bonnes notes dans une classe faible et des notes médiocres dans une classe forte. Quant à la fiabilité et à la validité de ces « mesures », la docimologie a montré depuis des décennies leurs limites, y compris pour les épreuves du baccalauréat. Peu importe : le maintien ou le retour des notes semble le seul antidote à l’angoisse des parents, habilement attisée par les antipédagogues et autres conservateurs qui déplorent la baisse du niveau et font de la notation chiffrée le garant de la qualité.

Faut-il se battre pour remplacer les notes par des appréciations qualitatives détaillées et complexes ? À quoi bon si les parents, au bout du compte, veulent simplement savoir si ça va ou non ? Les médecins demandent aux patients de situer la douleur sur une échelle de 1 à 10 et cette indication sommaire joue parfaitement son rôle. La remplacer par une description clinique de la souffrance n’a pas d’intérêt si la seule chose qu’on veut décider, c’est s’il y a lieu ou non d’intervenir. En pédagogie, une description plus clinique, qualitative, avec référence à des objectifs, des niveaux de maîtrise, des lignes de progression, n’a de sens que pour des destinataires qui veulent en savoir plus. Ce n’est pas le désir de la majorité des parents, qui n’ont pas les moyens d’interpréter de telles informations.

Bien entendu, une évaluation plus qualitative interdit les moyennes, les coefficients, les calculs au centième. Elle est, contrairement aux apparences, plus précise, moins fallacieuse que des nombres. Si les parents le comprennent et l’acceptent, la suppression des notes est une bonne chose. Si ce n’est pas le cas, pourquoi en faire un cheval de bataille ? D’autant que le combat est en général perdu d’avance, lorsque le classique amalgame « notes-savoirs-niveau exigences-autorité » et la mauvaise foi des lobbies antipédagogiques viennent renforcer les angoisses des parents.

L’essentiel : piloter les apprentissages

L’enjeu est ailleurs : faire de l’évaluation un véritable instrument de pilotage des apprentissages. Faire en sorte qu’au fil des décennies, les enseignants soient de mieux en mieux armés pour comprendre les obstacles et les résistances aux apprentissages, évaluer de manière plus pointue tant les acquis que les manières d’apprendre. Ne pas y parvenir serait la véritable défaite de la démocratisation des savoirs scolaires.

Le débat sur les notes ne fait que masquer cette question de fond : les professeurs savent-ils réguler de plus en plus finement les apprentissages de leurs élèves ? Non seulement reconnaître qu’ils s’éloignent de la trajectoire idéale, mais comprendre pourquoi et savoir que faire pour les en rapprocher ? Je crains qu’il ne faille donner à cette question une réponse pessimiste. Il ne s’agit pas ici de savoir construire une épreuve, décompter des points ou des erreurs, pour établir un barème puis mettre des notes. Il s’agit de cerner les acquis et le trajet d’un élève particulier, de comprendre pourquoi il est incapable de comprendre un texte simple, d’apprécier l’ordre de grandeur et la vraisemblance d’un résultat mathématique, d’ordonner ses propos ou de ponctuer correctement ses textes.

La connaissance du programme et l’art de faire la leçon ne suffisent pas. Un professeur ne peut évaluer de manière formative qu’en sachant assez précisément en quoi consistent les fonctionnements intellectuels à développer chez les élèves, leur genèse et ses conditions. Que l’enseignant juge un texte incohérent, un raisonnement simpliste ou un calcul erroné ne permet pas ipso facto de comprendre les modes de production en jeu, encore moins de les infléchir à bon escient.

Formation didactique pointue dans la ou les disciplines enseignées, connaissance approfondie des théories du développement et de l’apprentissage, maîtrise des outils d’observation et de dialogue métacognitif sont nécessaires pour faire de l’erreur un « outil pour enseigner » (Astolfi, 1997). Mais à quoi bon identifier et comprendre les obstacles, à quoi bon concevoir des stratégies, si l’on ne peut agir ? L’observation formatrice n’a de sens qu’intégrée à une pédagogie différenciée (Perrenoud, 1997, 1998, 2002). Hors de l’école, on évalue essentiellement pour piloter l’action. Il arrive certes qu’un professionnel communique cette évaluation à ses supérieurs, à des collègues ou aux usagers, par souci de transparence, à des fins de contrôle ou encore pour mobiliser d’autres acteurs dans la résolution des problèmes. L’école a hélas renversé l’ordre des choses. Elle évalue avant tout pour informer les parents. Nombre d’enseignants se satisfont donc de ce qu’ils pourront mettre dans le carnet ou traduire en notes. À croire que si tous les élèves étaient orphelins, l’école pourrait se passer d’évaluer !

Alors que l’expertise enseignante consiste d’abord, à mes yeux, à savoir dresser un bilan analytique des acquis, à mesurer le trajet parcouru, à identifier les obstacles et les résistances, à apporter des régulations. Donner le projet et les moyens d’un « enseignement stratégique » (Tardif, 1992) devrait être une priorité de la formation initiale et continue… La guerre des notes empêche de s’attaquer à ce problème. Elle masque les vrais enjeux. Elle fait perdre du temps et de l’énergie au détriment de la lutte contre l’échec scolaire.

(Cahiers pédagogiques n° 438, « L’évaluation des élèves », décembre 2005)

Philippe Perrenoud
Sociologue, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève.

Références

Philippe Perrenoud, Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF éditeur, 1997, 3e éd. 2004.

Philippe Perrenoud, L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998.

Philippe Perrenoud, Les cycles d’apprentissage. Une autre organisation du travail pour combattre l’échec scolaire, Sainte-Foy, Presses de l’université du Québec, 2002.

Jacques Tardif, Pour un enseignement stratégique, Montréal, Éditions Logiques, 1992.

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Parce que l’évaluation produit massivement sélection et exclusion qui menacent l’avenir des élèves, les parents suivent avec angoisse les résultats chiffrés obtenus par leurs enfants à l’école.

Pour eux, les notes ne sont qu’un indicateur compréhensible qui leur permet de savoir si ça passe ou si ça casse. Ils ne demandent pas à savoir comment fonctionne ce thermomètre de l’échec ou de la réussite, ils veulent juste être rassurés ou alertés sur les résultats scolaires de leurs enfants…

Aussi les enseignants et toute l’institution scolaire sont frappés de « contrôlite » aiguë. On note à tour de stylo rouge, jusqu’au quart de point s’il le faut. On fait des moyennes, véritables melting pot de disciplines différentes, on coefficiente, on pondère, on compense, on classe. La courbe de Gauss est reconduite indéfiniment qui produit statistiquement une masse de réprouvés qui décrochent et disparaissent des radars de l’éducation chaque année.

Alors, Philippe Perrenoud ne demande pas qu’on se batte pour ou contre la notation, mais qu’on cesse de faire de l’évaluation seulement une réponse à l’angoisse légitime des parents pour passer à l’essentiel de ce qu’elle devrait être : un outil pour piloter les apprentissages.