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« On n’a pas le droit de nier un affect qui s’exprime. »

L’alternative dont parle Michel Tozzi est celle entre :

  • la morale déontologique, régie par la logique de principes absolus non négociables : ici, le principe est que la liberté d’expression n’aurait de limite que l’atteinte à la personne humaine, comme par exemple l’incitation à la haine vis à vis de l’autre, le racisme, l’antisémitisme… On voit déjà que l’interprétation que l’on peut faire à propos de cette « atteinte » ou de ce « préjudice » peut être variable : nous pouvons penser qu’en droit la caricature du prophète ne s’en prend nullement à une ou plusieurs personnes mais à une religion, c’est-à-dire à une vision du monde et à une institution -contrairement au racisme et à l’antisémitisme- mais peut-on dénier le fait qu’un grand nombre de musulmans se sentent offensés ?
  • et la morale conséquentialiste pour laquelle la morale ne repose pas essentiellement sur l’intention initiale mais sur les conséquences des actions. Le philosophe Ruwen Ogien montre bien dans « Les croissants chauds… », à l’aide de nombreux exemples, que nous sommes la plupart du temps confrontés à des conflits de valeurs dans lesquels aucune raison déterminante ne nous permet de choisir une option plutôt qu’une autre. Il nous encourage à reconnaître l’existence de plusieurs conceptions morales, aussi raisonnables, et dont la confrontation n’a pas que des inconvénients dans la mesure où elles peuvent nous conduire à approfondir et à complexifier ces théories d’ensemble, tout en acceptant le pluralisme moral.

Les morales déontologiques elles-mêmes savent désormais qu’elles sont impraticables dans l’absolu et admettent de très nombreuses dérogations à la règle. Ricoeur affirme que la « sagesse pratique » doit primer sur la seule application de la règle (tout en essayant de la trahir le moins possible), et que nous devons prendre en compte « les circonstances et les conséquences ». Quelle sagesse pratique ici ? Nous nous référons jusqu’à présent à l’éthique pour juger de la bonne attitude, mais nous ne pouvons pas occulter le niveau politique : il me semble qu’aujourd’hui les valeurs de la République, et notamment la valeur centrale de la laïcité, exclut l’interdiction du blasphème, qui serait un désaveu insupportable par rapport aux victimes de cet acte lui-même insupportable. Ajouter l’insupportable à l’insupportable n’est pas supportable… Il faut bien comprendre qu’au niveau des principes qui régissent notre existence collective, l’interdiction du blasphème serait une entorse considérable au droit de critique et à toute la tradition caricaturiste. Car pour la République française, le blasphème n’existe pas : le concept même est religieux, et ne peut être ainsi reconnu au niveau d’un principe républicain ! Toute idéologie, toute philosophie, toute religion peut être critiquée et caricaturée… Comment faire une exception pour la religion sans saper le fondement même de cette laïcité ?

Cependant, sur le plan d’une éthique personnelle et collective (mais n’est-elle pas ultimement personnelle ?) la question doit se poser différemment : si effectivement la caricature de Mahomet est vécue comme une insulte personnelle et communautaire par beaucoup de musulmans, les journalistes et la presse dans son ensemble ne peuvent qu’être concernés par les effets de tels actes – attentats horribles, impact sur la communauté musulmane française et surtout au plan international : pensons aux manifestations dans le monde arabe et aux morts qui ont suivis – qui, reconnaissons-le, sont disproportionnés par rapport aux gains escomptés. Nous devons ici prendre en compte tout simplement le fait de l’altérité : contrairement à un universalisme proclamé – là est bien le particularisme français de se considérer le détenteur de l’universel !-, et même si nous sommes en droit de penser que nous avons raison de penser ainsi, la majorité de la population de larges territoires dans le monde, en particulier le monde musulman, s’identifie très étroitement à la croyance religieuse, et pense que la prétention des droits de l’homme doit être résorbée dans un ordre qui les dépasse : la tradition (charia, fatwa) qui est directement la traduction du Coran et donc de la Révélation, fixe une Loi qui « atteint le sommet final dans la réglementation des rapports humains » (« les Musulmans face aux droits de l’homme »). Même les musulmans qui adhèrent globalement aux règles de la République (je pense que c’est le cas de la grande majorité des français de religion musulmane), vivent comme une agression les caricatures du prophète. C’est un fait qu’on ne peut contester. On peut et on a même le droit et le devoir de discuter et critiquer les idées ; on ne peut pas et on n’a pas le droit de nier un affect alors même qu’il s ‘exprime.

La position qui se dégage d’une telle analyse différenciant le niveau politique et le niveau éthique, conduit à tenir bon sur les principes juridiques et constitutionnels, tout en faisant confiance aux individus et aux divers groupes de la société civile, en particulier les médias mais pas seulement – tout le monde est concerné – pour avoir une intelligence de la situation leur permettant ce que Michel appelle « l’autorégulation ». Mais encore une fois, liberté à tous ceux qui, en s’exprimant, prennent la responsabilité de leurs actes. Cette « autocensure », terme sans doute à la fois plus cru et plus précis que celui de l’autorégulation, est sans doute déjà largement pratiqué, n’en déplaise aux « guerriers » de la laïcité[[L’intérêt de la caricature du prophète, en dehors de l’aspect comique qui certes ne doit pas être occulté, n’est pas majeur… Sinon comme symbole du combat pour la liberté d’expression… A-t-on vraiment autant besoin d’en faire la démonstration ? N’est-elle pas un acquis que personne ne songe, dans notre pays, à contester (en dehors bien sûr de quelques djihadistes radicaux) ? N’est-elle pas alors parfois une forme de défi ?…]] Nous pouvons raisonnablement penser que les évènements récents vont faire prendre toute la mesure de son importance.

Daniel Mercier, le 22/01/2015