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Littérature : le meilleur des serious games ?
Dans Bien-être (Gallimard, 2024), l’auteur américain Nathan Hill retrace les trajectoires individuelles et conjugales de deux quadragénaires dans le Chicago d’aujourd’hui. L’histoire de Jack et Elizabeth, c’est le tableau désabusé de nos sociétés postmodernes, de leurs mutations, de leur impact sur l’amour et les individus.
« Le monde est devenu ce grand hypertexte que plus personne ne sait lire. » Difficile de ne pas partager ce constat fataliste de Jack, où complexification du monde rime avec digitalisation. Avec cet entrelacement entre réalité et virtualité, le romancier nous rappelle que c’en est fini de nos vies unidimensionnelles.
Et il en va de même pour la littérature. Liseuse, littératie numérique, plateformes de lecture sociale, fan fictions, booktubeurs, booktokeuses : les évolutions sont nombreuses, on les analyse dans une récente émission de Nipédu1.
Spoiler : l’union de la lecture et du numérique se porte bien. Une célèbre plateforme d’écoute en ligne vient d’intégrer des livres audio ; Nicolas Mathieu a connu son dernier succès de librairie en compilant des posts Instagram2. Tout se passe pour le mieux dans cette collab’ entre littérature et numérique.
Tout, ou presque, puisqu’il existe quelque part un village d’irréductibles où le gagnant-gagnant peine encore à s’imposer. Preuve en est la sortie d’un Gabriel Attal en avril dernier devant les députés : « je ne veux pas d’un pays où Tiktok remplace les romans, où les influenceurs remplacent les grands auteurs », brandissant le rapport annuel du Centre national du livre sur les pratiques de lecture des Français. Le constat est amer, la nation en péril : les jeunes ne lisent plus. Enfin moins. Enfin différemment. Enfin, c’est un peu plus compliqué que ça.
C’est vrai qu’avec le collégien de 3e, on est loin de l’image du lecteur idéal en pleine extase proustienne. C’est vrai aujourd’hui, c’était déjà vrai hier. Et qu’il s’agisse de Tiktok, de la télé ou des quatre cents coups d’un groupe d’ados, du côté de chez Swann ou ailleurs, on a toujours eu des soucis pour faire face à une telle concurrence.
Ils sont malins nos mouflets : les youtubeurs, ChatGPT ou ce bon vieux Wikipédia pour préparer le brevet ou le bac français, ça fait sacrément bien le taf !
Notez que notre jeunesse corrompue par les écrans aura bien dû lire et traiter de l’information pour atteindre son objectif, ici la bonne note à l’examen. Lire et traiter de l’information pour atteindre un objectif, c’est ça la littératie.
La littératie, OK, mais la littérature nous direz-vous ? La « grande » littérature ! Qu’est-ce qui lui reste si elle se réduit à une synthèse sans vie livrée par un grand modèle de langage stéroïdé ou par un influenceur en perruque ?
C’est justement la question que se posent les didacticiens de la littérature3. À les lire, on comprend à quel point il est fondamental de considérer le lecteur tout autant que les lectures, à quel point les pratiques d’enseignement de la littérature, et les programmes, devraient apprendre à l’élève à entrer par effraction dans sa propre intimité, à braconner dans les interstices de son « je » en devenir.
La littérature et le monde seraient donc bien en passe de devenir ces grands hypertextes qu’on ne sait plus lire. Mais a-t-on seulement pris la peine de l’apprendre aux élèves ?
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Notes
- À écouter ici : https://smartlink.ausha.co/nipedu/lecture-et-ecole-game-over.
- Le ciel ouvert, Actes Sud, 2024.
- Voir cet article : https://journals.openedition.org/pratiques/1747.