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« L’enseignant décode des phénomènes scolaires »

Observer les élèves, ce qu’ils font et ce qu’ils sont, les écouter pour les entendre : une démarche nécessaire, mais comment s’y prendre, comment s’y former ? Et que faire ensuite de ces observations, comment en tenir compte pour adapter son enseignement ? Autant de questions auxquelles notre dossier n° 590, « Observer et écouter les élèves », propose des réponses. Ses coordonnateurs, Gregory Delboé, formateur à l’Inspé de Lille, et Éric Saillot, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Caen, nous le présentent
Est-ce que les enseignants observent et écoutent leurs élèves ?

Eric Saillot : Oui, quotidiennement, mais sans forcément être conscients des stratégies pédagogiques ou didactiques sous-jacentes. Les pratiques d’observation et d’écoute sont des allants de soi pour beaucoup d’enseignants, mais elles ne sont pas toujours associées à des compétences ou des gestes professionnels à part entière, vus comme tels en formation notamment.

Gregory Delboé : J’aurais tendance à répondre que tous les « enseignants pédagogues » le font, ou essaient de le faire quand ils observent et écoutent avec l’intention de comprendre chacun de leurs élèves. C’est le cas de nos auteurs dans ce dossier.

Pourquoi faut-il le faire ?

E. S. : Certains articles du dossier en diront plus sur cette question, mais l’observation et l’écoute des élèves recouvrent plusieurs fonctions, entre la régulation du pilotage de la séance, du cours, et la régulation des apprentissages des élèves, au cœur des tâches proposées.

G. D. : S’en priver, c’est occulter ce que les élèves savent ou ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils font, en se laissant strictement diriger par ce que l’on voudrait qu’ils sachent ou fassent. L’enseignant peut considérer les longues listes d’attendus comme des rendez-vous préétablis qui s’imposent à lui comme aux élèves, selon un rythme strict et bien peu flexible. Aux élèves de s’adapter ! Il peut aussi considérer les programmes comme des balises-repères qu’il ajuste en permanence. Le premier paradigme, celui des rendez-vous imposés, nous pousse inévitablement à distinguer le normal de l’anormal. Le second paradigme, celui des balises repères, nous invite à considérer des points de passage à envisager pour comprendre d’où l’on vient, où l’on en est et où l’on va possiblement. C’est dans ce second état d’esprit que les enseignants observent et écoutent davantage leurs élèves plutôt que les textes qui prescrivent ce qu’ils doivent faire. De très nombreux articles interrogent d’ailleurs le rapport à la norme.

Est-ce valable pour tous les niveaux d’enseignement ?

E. S. : Oui, bien entendu. Mais les stratégies et les usages peuvent varier. Les articles du dossier vont de la maternelle à la formation des enseignants, ce qui recouvre un large spectre de pratiques…

G. D. : Le dossier témoigne de la transversalité des réflexions et des outils. À mon sens, peu d’apports de nos auteurs se cantonnent à une discipline ou à un niveau de classe.

Comment peut-on s’y prendre ? Que faut-il observer et écouter ?

E. S. : Là encore, on trouvera des réponses intéressantes dans les articles du dossier, entre des questions d’organisation pédagogique, parfois avec des cadres ou des grilles de lecture complémentaires, orientées didactique, ou psychologie des apprentissages par exemple.

G. D. : Véritablement observer ou écouter, c’est accepter de temporairement s’oublier. Nous n’observons et n’écoutons pas « à vide », car nous ne sommes pas dénués de subjectivité. Et pourtant, si l’on veut que l’autre s’exprime tel qu’il est sans tricher, tel qu’il pense en s’autorisant de cheminer en sécurité, il doit ressentir notre ouverture. Il s’agit donc d’adopter, de « faire sien », temporairement, le cadre de référence de l’autre, en dépassant ses propres critères moraux, éthiques ou sociaux. C’est ce que Carl Rogers appelait la considération positive inconditionnelle, une attitude fondamentale pour accompagner la personne. À la question « que faut-il observer et écouter ? », les auteurs se rejoignent sur une clé qui me semble essentielle à l’issue de cette expérience de coordination, celle qui consiste à comprendre chacun, ses cheminements, le fonctionnement de sa pensée, les processus qui le conduisent vers un but, plutôt qu’une réponse ou un résultat en soi. Les enseignants qui observent beaucoup sont des enseignants soucieux d’accéder à ce que l’élève pense, plutôt qu’à ce que l’élève produit. Comme le disent Amandine Gouttefarde et Andreaa Capitanescu Benetti, travailler avec l’élève plutôt que sur l’élève.

Et après, que faire des observations ?

E. S. : Beaucoup de pistes s’orientent vers des régulations ou ajustements des apprentissages des élèves, et des tâches ou dispositifs proposés aux élèves, c’est-à-dire dans une démarche formative intégrée. Le lien entre l’observation et l’écoute des élèves et les stratégies d’ajustements pédagogiques ou didactiques sont d’ailleurs à l’origine du lancement de ce dossier.

G. D. : Il est difficile de répondre en quelques lignes. Les enseignants ont à se former à la lecture de la classe, au même titre qu’un médecin apprend à lire une radiographie, ou un pécheur à lire une carte sur un radar ou un sondeur. Bien que l’on n’ait jamais fini d’apprendre à mieux lire, il y a bien un moment où l’on acquiert le « statut » de lecteur. À l’école, chacun s’accordera à dire que les enfants apprennent à lire en classe de CP, même s’ils ont commencé bien plus tôt et continueront à apprendre tout au long de la vie. Disons qu’ils passent un cap « visible », qui saute aux yeux (et aux oreilles) de tous. C’est aussi un cap qui rassure celui qui vient de le franchir, tant parce qu’il a acquis un pouvoir d’agir évident que parce qu’il vient d’acquérir un statut social par ce qui pourrait s’apparenter à un rite de passage.

Cette comparaison permet d’envisager le cap à franchir pour un professionnel de l’enseignement : il lit la classe, au sens où il est capable d’aller au-delà de la description d’une série de faits qui n’échappent à personne, avec l’appui d’outils physiques mais principalement de cadres d’analyse professionnels. Tout comme le tout récent lecteur déchiffre pour réaliser ses premières lectures à voix haute, l’enseignant décode des phénomènes scolaires. Au-delà du mécanique décodage, sa compréhension sera liée à sa culture du monde scolaire, et s’enrichira tout au long de sa carrière.

Les lecteurs trouveront-ils plutôt des apports théoriques ou pratiques dans le dossier ?

E. S. : Les deux, mon capitaine, mais les articles sont toujours en lien avec des enjeux pédagogiques ou didactiques de situations d’enseignement-apprentissage, d’éducation ou de formation.

G. D. : Nos auteurs se sont engagés dans des réflexions qui ne peuvent délier théorie et pratique, même si parfois l’un ou l’autre peut sembler en arrière-plan. Le lecteur pourrait bien se trouver embarqué là où il ne pensait pas aller au départ, tant ce dossier est riche de contenus et de belles rencontres.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

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