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La direction d’école à l’heure du management. Une sociologie du pouvoir

Cécile Rouaux, PUF, 2021

L’auteure, ayant œuvré elle-même pendant quatorze ans en tant que directrice d’école, endosse ici clairement la distance nécessaire à la chercheuse qu’elle est devenue. Elle s’attèle à l’étude de la fonction du directeur et ses pouvoirs à partir d’une approche sociologique et stratégique du pouvoir et des jeux de relations et interrelations de pouvoir qui tentent de contrôler la zone d’incertitude qui existe dans toute institution, ici l’organisation qu’est l’école. Nous avons accès à une meilleure compréhension des enjeux de pouvoir de ce poste en rapport avec les autres acteurs, à partir d’une triangulation de méthodes : une très grande enquête par questionnaire, une observation ethnographique intégrée et des entretiens.

L’étude rend compte de ce poste-tampon, comme le disait également Olivier Cousin, un poste de « directeur sans direction », sans reconnaissance statutaire ni salariale, de ce primus inter pares dans le contexte particulier français.

L’auteure interroge la construction de ce poste avec un détour sociohistorique par l’école, et montre comment la nouvelle gouvernance publique le redéfinit, dans un processus marqué par des continuités et des ruptures. Le directeur est analysé comme « un marginal sécant » et cela dans un « système organisé complexe » selon les termes de Crozier et Friedberg, La complexité de ce poste montre les tensions dans une institution pyramidale, fonctionnant beaucoup par la réglementation, par la centralisation, malgré la déconcentration de la mise en œuvre des décisions éducatives. Il s’agit dès lors pour le directeur « d’ouvrir son parapluie », vu aussi comme un « effet hiérarchique d’autoprotection ». « Ne pas faire des vagues » est la conduite d’action et de sagesse, et d’autant plus que le poste du directeur se trouve à l’intersection, ou plutôt « coincé », entre trois cercles d’acteurs, chacun avec ses intérêts et attentes, autrement dit, dans une école composite avec des enseignants, des parents d’élèves, des membres élus par les politiques et bien sûr du ministère et du recteur de l’académie. Ce qui peut être ressenti comme un désarroi, lorsque les textes d’orientation sont interprétés par chaque partie, il est toujours sur le qui-vive à maintenir des « liens froids » avec certains, et des « liens chauds » avec d’autres, pour maintenir la relation apaisée nécessaire au travail à faire. L’épisode survenu dans nos vies de la pandémie de la Covid s’est révélé comme une épreuve du feu pour cette fonction. Les directeurs doivent « faire preuve de réactivité et d’agilité tels de réels managers de proximité » (p. 88).

« Le pouvoir du directeur d’école est donc bien enraciné lui-même dans une interdépendance complexe, entre l’organisation formelle et pyramidale et l’organisation informelle des jeux d’acteurs, utilisant les zones d’incertitude pour améliorer ou maintenir leur contrôle sur leur milieu de travail. » (p.92-93).

C’est dans l’exploration de la complexité du quotidien de cette fonction, pointée par des traces ou des situations de réalités scolaires, que nous entrons dans cet ouvrage : un travail fragmenté, un amoncellement de tâches administratives, une gestion de conflits, larvés ou affichés, entre le dit et le non-dit, entre ce qui est écrit et prescrit, le formel et l’informel. Cette fonction s’affirme au quotidien dans la polyvalence et dans la variété voire la dispersion de tâches, qui parfois le rapproche du chef d’établissement, sans qu’il reçoive la reconnaissance institutionnelle de ce dernier (statut, rémunération) ni le soutien inconditionnel de sa hiérarchie ; tout en gardant une tâche d’enseignement et en étant au service des enseignants, parfois en adossant ce qu’on considère communément comme « le sale boulot » – la gestion de la vie scolaire, la gestion des enfants dits difficiles qui rencontrent des problèmes de discipline ou les rencontres avec les parents, à fortiori lorsque ces derniers sont consuméristes.

Dans ses relations avec l’équipe pédagogique, le directeur développe trois stratégies de fonctionnement : se mettre en retrait dans une situation qu’il ne peut pas maitriser ; jouer sur l’ambiance pour obtenir la cohésion de tous ; et, très rarement, se rapporter systématiquement aux textes et à la hiérarchie.

L’auteure démontre aussi la complexité du partenariat, tel qu’il se fait dans la réalité au sein des systèmes d’actions suivants : la liaison école-collège, les activités périscolaires, le lien école-famille – les alliances éducatives. Le partenariat présagé s’avère être une participation sans réel pouvoir d’infléchir sur les aspects organisationnels, ou curriculaires. Les directeurs se sentent, dans les diverses relations avec les mairies, comme déconsidérés dans leur pouvoir décisionnel, dans un partage de territoire très complexe. De même, les relations avec les parents peuvent être concordantes voire complices, et aider à dénouer des situations mais parfois, elles peuvent également être problématiques. Le partenariat prend alors la coloration d’un « kaléidoscope » (p.198) de relations et de situations d’intervention du directeur dans lesquelles il a plus ou moins de prise, voire une absence de pouvoir réel, ou une légitimité reconnue La métaphore du « jeu de go » est ajoutée à la métaphore du kaléidoscope, pour rendre compte de ce travail de partenariat du directeur avec les différents acteurs : « on sait que le but de jeu de go est de contrôler le plan de jeu en y construisant des « territoires » (p.198) (…) (et) c’est un jeu de conquête avec des multiples acteurs qui se noue » (p. 199). « Les rencontres et les conflits se jouent sur le terrain, entre des acteurs qui cherchent chacun à préserver sa zone d’incertitude. » (p.199)

Dans un système pyramidal qui fait cohabiter les directives des académies et l’autonomie et la déconcentration des politiques sur le terrain, au sein des jeux d’acteurs, la nouvelle gouvernance se caractérise par une gestion à la fois bureaucratique, par une épaisseur d’écrits, de circulaires, et par un pilotage difficile de proximité. C’est le concept d’« anarchie organisée » qui est mobilisé dans l’analyse pour mieux comprendre ce qu’il se joue dans l’école et surtout se détacher de l’illusion de la rationalité.

Bref, cet ouvrage nous invite à entrer, avec une grande lucidité, dans la complexité du système éducatif par une étude de la fonction du directeur.