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L’éducation alternative à Taïwan

Pascal Hung-Ju Hsu, de l’université nationale centrale de Taïwan a participé au colloque international « La pédagogie Freinet… actualité d’une histoire en devenir » en novembre 2016, où il a pu présenter ses recherches. Les convergences qu’il met en évidence entre la pédagogie inspirée par Freinet et la philosophie orientale ont particulièrement intéressé l’auditoire, et notamment Anne Marie Sanchez, qui l’a rencontré et interviewé. Il dresse ici aussi un état des lieux des écoles alternatives à Taïwan.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours en quelques mots ?

Je suis maitre de conférences à l’Institut des sciences de l’éducation et au Centre universitaire de formation des maîtres à l’université nationale centrale de Taïwan. J’étais chercheur invité à l’Université de Rouen et suis membre associé du Laboratoire des Sciences de l’éducation Civiic de l’université de Rouen Normandie. J’ai effectué des séjours dans les écoles Freinet (Vence et Hérouville-Saint-Clair), ainsi que les classes Freinet à Paris. Ma spécialité est la philosophie de l’éducation, la pédagogie alternative (j’ai fait mon post-doctorat en France sur la pédagogie Freinet), et la philosophie orientale.

En étudiant des documents historiques et des travaux littéraires de Célestin Freinet, je me suis aperçu qu’en filigrane de ses pensées et de celles de son épouse Élise se profilait un intérêt fondamental pour la recherche du sens de la « vie ». Il cherchait à savoir comment, par l’éducation, permettre aux fleurs de la vie d’éclore encore et toujours. Les thèmes abordés dans deux de ses ouvrages, La santé de l’enfant et Œuvres pédagogiques, sont tout à fait passionnants. Il y critique la pédagogie de l’époque qui prodigue un enseignement dévitalisé aux enfants, leur faisant perdre toute force vitale originelle et les rendant, en leur corps et âme, extrêmement faibles.

Il montre du doigt les problèmes internes majeurs de notre société capitaliste. Dans les secteurs du bâtiment et de l’architecture, on voit émerger toutes sortes de constructions réalisées dans la hâte et la précipitation, dans lesquels les hommes s’entassent comme des abeilles dans une ruche. Dans les relations entre l’homme et son milieu vital sont apparus de nouveaux problèmes : pollution atmosphérique, surexploitation des sols qui ont des effets nocifs et irréversibles sur l’environnement. Partout et à toute heure, des véhicules en circulation et les nuisances sonores qui les accompagnent. La mécanisation du travail poursuit son accélération. Ces modèles excessivement bruyants et gourmands en temps ont envahi peu à peu tous les domaines de la vie des hommes.

Les bruits dans leur grande diversité influent sur le système nerveux de nos enfants ; sur le long terme, ce genre de situation de stress continu peut aboutir à de graves déséquilibres et à une profonde instabilité nerveuse. La télévision, la radio ou le cinéma irritent les sens, surexcitent les nerfs des enfants qui sont alors souvent plongés dans un état d’énervement extrême et de déséquilibre. L’éducation contemporaine a érigé une gigantesque barrière entre les enfants et la nature, elle a transplanté les germes de la vie dans une cour cimentée.

Prisonnière au cœur d’un contexte scolaire et éducatif infertile, l’âme des élèves est devenue froide et insensible. Leur esprit n’aspire plus à la connaissance, à l’interaction avec autrui, au travail en commun, à l’amitié, à l’engagement vis à vis du destin de notre monde, ni à être témoin et encore moins acteur des changements de chaque instant de notre planète.

L’école Freinet de Vence, grâce à ses pratiques pédagogiques, dans ce siècle marqué par les catastrophes écologiques et environnementales sans précédent, la corruption du système capitaliste et un climat éducatif ultra-concurrentiel, recherche une possible alternative pour le salut de la civilisation humaine.

En étudiant les écrits de Freinet et en me rendant à Vence mener des recherches, j’ai pu m’apercevoir que l’architecture de l’école Freinet de Vence était en parfaite symbiose avec la nature. Située au milieu des bois sur une colline, elle offre une vue plongeante sur un vallon verdoyant. Les petites cascades et les grottes avoisinantes offrent un excellent terrain de jeu, propice à la découverte de la nature, aux expériences de plein air et à l’initiation aux sciences humaines. L’environnement est idéal pour organiser toutes sortes d’ateliers, des sorties sportives pendant lesquelles s’amuser et se relaxer, des promenades pédagogiques, ou encore tout simplement profiter du cadre naturel exceptionnel dans son temps libre. L’école dispose de sa propre fermette avec verger et jardin dans lesquels professeurs et élèves peuvent cultiver une grande variété de plantes. S’appuyant sur diverses techniques pédagogiques, Freinet a fait émerger un nouveau dynamisme dans la pédagogie du travail, une sorte de technique de vie. Pour un intellectuel d’Orient, cela représente une pensée holistique, un art et une pratique de vie.

Votre intervention portait sur les écoles alternatives à Taïwan, pouvez-vous nous en faire un bref historique ? En nous précisant combien elles sont et leur proportion dans les écoles de Taïwan, à quels besoins elles répondent et qui en sont les élèves ?

Dans les années 90, une réforme éducative de grande échelle a été engagée à Taiwan. C’est avec cette réforme qu’est né un mouvement en faveur d’une éducation alternative sur l’ancienne Formose. De nombreux parents, accompagnés de professionnels de l’éducation et d’intellectuels d’unités d’études académiques ont alors commencé à travailler en coordination et fondèrent, non sans difficultés, quelques écoles expérimentales non-gouvernementales, dans leurs académies respectives. Bien que ces écoles alternatives fussent considérées à l’époque comme hétérodoxes voire hérétiques, leurs principes et l’application de ceux-ci influencèrent petit à petit de nombreux professionnels du système éducatif orthodoxe dominant. Vingt ans plus tard, ceux qui étaient autrefois perçus comme des marginaux sont aujourd’hui devenus d’importants leaders et ont conduit à diverses réformes dans l’éducation nationale.

Avec l’adoption fin 2014 de la loi sur l’éducation expérimentale, Taiwan est entrée dans une nouvelle ère : en 2016, le pays recensait soixante-et-une écoles publiques expérimentales ou alternatives. En outre, sur tout le territoire national, le nombre d’établissements scolaires se préparant à déclencher une procédure de changement de statut en ce sens est en constante augmentation. Parmi ces établissements publics, certains sont situés dans le cœur de grandes métropoles, mais les écoles publiques en difficultés situées dans des zones d’éducation prioritaires ou dans des régions reculées ne sont pas en reste. Cette constatation met en évidence l’intérêt que porte l’ensemble de la société à l’égard de l’éducation alternative.

Pour ce qui est des écoles expérimentales ou alternatives privées, on en recense quinze. Mais on ne peut se contenter de présenter uniquement les aspects positifs, sans évoquer l’envers du tableau. Car depuis la promulgation en 2014 de la loi sur l’éducation expérimentale, aucune école privée expérimentale ou alternative n’a été créée. Nous menons actuellement d’actives recherches sur ce phénomène et sur ses causes. À Taiwan, les écoles expérimentales ou alternatives représentent 2 % du nombre total des établissements scolaires (de la maternelle au lycée) alors que de très nombreux professeurs de l’éducation orthodoxe ont commencé à appliquer une pédagogie nouvelle dans leurs classes. Lycées et universités préparent l’avenir en formant déjà leurs contingents de futurs enseignants « différents ». Nombreux sont aussi les autodidactes qui apprennent seuls ou en groupe.

Un autre fait notoire à Taiwan : l’archipel reconnait officiellement treize ethnies autochtones (des populations austronésiennes (malayo-polynésiennes) dont les ancêtres sont arrivés sur l’archipel il y a plusieurs milliers d’années). Ces dernières années, Taiwan a progressivement fondé des écoles aborigènes expérimentales, remettant l’éducation et la culture aborigène au centre de leurs enseignements.

En bref, l’éducation alternative à Taiwan, à laquelle on apportait au départ aucune espèce d’importance et que l’on dénigrait, est devenue aujourd’hui le principal instigateur des réformes engagées dans l’éducation nationale et fait même des émules dans de nombreux pays d’Asie.

En quoi ces écoles sont-elles alternatives ? Et quelle serait votre définition ?

À mon avis, le terme « alternative » n’a pas de définition propre, il n’est qu’une route sans fin à la recherche de la valeur centrale de l’éducation, que l’on repense sans cesse. Ces écoles mettent en pratique toutes sortes d’éducation alternative, par le biais du travail individualisé, de conseils de classe et de l’école, du tâtonnement expérimental, de conférences… Ces pratiques pourront paraitre extrêmement alternatives aux yeux du système éducatif traditionnel. Elles sont pourtant loin d’être étrangères aux écoles alternatives du monde entier ou aux yeux des professionnels de l’éducation alternative en France.

Pour moi, les écoles alternatives taiwanaises sont alternatives dans le sens où nous redéfinissons sans cesse nos valeurs éducatives, tout en recherchant le chemin conduisant à une éducation encore plus holistique : dans certaines écoles (aussi bien publiques que privées), on respire, travaille et étudie au rythme des mouvements naturels et du changement des saisons. L’ensemble des activités d’enseignement et d’apprentissage dispensées dans ces écoles suivent les séquences temporelles naturelles des vingt-quatre périodes solaires de l’année. Elles peuvent être proposées collectivement, en petits groupes ou individuellement. Elles sont adaptées en fonction de l’environnement naturel local, des spécificités des sciences humaines, des ressources culturelles et combinent langues et littérature, mathématiques, sciences, arts, jeux, plantation et culture de végétaux, élevage, techniques culinaires, architecture, artisanat, entre autres domaines, ainsi que tout sorte d’ateliers. Les élèves de certaines écoles ont engagé une coopération avec la population locale.

Les cours au jardin

Les cours au jardin

Vous parlez de liens entre la philosophie de l’école Freinet et la pensée orientale, quels sont-ils d’après vos recherches ?

En étudiant les travaux du couple Freinet, notamment ceux concernant la santé et la vie, j’ai pu m’apercevoir, non sans surprise, que nombre de leurs réflexions étaient fondamentalement identiques aux pensées de grands philosophes d’Orient. Lorsque Élise Freinet pose la question de la signification et de l’essence de la Nature, on peut y voir un parallèle avec les principes évoqués dans le livre de la voie et de la vertu de Lao Tseu et avec l’un des concepts centraux du bouddhisme qu’est l’équinamité, autrement dit l’imperturbabilité. Dans ses travaux, Célestin Freinet se réfère également au philosophe indien Krishnamurti, qu’il n’hésite pas à citer. Les époux Freinet se sont également penchés sur les bienfaits que peuvent avoir sur le corps et l’esprit certaines pratiques orientales comme l’acupuncture, le yoga ou les exercices de respiration.

Ce travail sur soi de réparation interne permet de recréer ou de fortifier le lien symbiotique et harmonique qui nous unit à l’environnement, à la terre et à la planète. Quelques éminents philosophes français ont d’ailleurs réalisé des travaux de recherches sur ce sujet. Pour plus de détails, les lecteurs pourront se référer aux publications de Henri Louis Go et Xavier Rondet (ou consulter certains travaux d’Alain Vergnioux). Dans la pratique, la pédagogie mise en place à Vence par le couple Freinet présente de très nombreux points communs avec celle appliquée dans les écoles alternatives taiwanaises ; elles se ressemblent non seulement dans la manière de les mettre en vigueur, mais également dans la réflexion portée sur les valeurs éducatives. Ce point sera l’objet de mes prochaines recherches, je demanderai donc aux lecteurs de faire encore preuve d’un peu de patience.

Êtes-vous optimiste pour le développement de ces écoles à Taïwan dans les années à venir ?

Que je sois en France ou à Taiwan, je relève souvent la tête pour admirer le ciel. Cette vaste étendue mêlée de blanc et de bleu est une magnifique voute que nous, les humains, partageons avec toutes les espèces présentes à la surface de la Terre. Confrontés aux défis actuels lancés à la civilisation humaine et aux limites de notre planète, nous avons pris conscience du fait qu’il nous fallait adopter un mode de pensée plus large, sortir du cadre clivant juxtaposant Orient et Occident, en prenant plus de hauteur, pour développer, main dans la main, une coopération mutuelle.

Je pense que ce qui peut expliquer l’engouement pour l’éducation alternative qui se développe aussi bien en Occident qu’en Orient, c’est une détermination courageuse et intelligente, en réponse au concept bouddhiste de « karuṇā », traduit en français par compassion. Dans le contexte oriental, et particulièrement en langue tibétaine, « karuṇā » désigne les courageux du cœur. Que ce soit en France avec Freinet, Cousinet ou chacun des professeurs conscients de la nécessité de réformes, ou à Taiwan avec ceux qui ont engagé et mis en œuvre des réformes éducatives, tous ont ressenti la détresse des enfants face à un modèle éducatif inapproprié, et l’ont exprimée par la compassion. Ils ont osé, non sans courage, poser la première pierre d’un système éducatif alternatif, dans le but de mettre un terme aux souffrances endurées actuellement par le monde des hommes, notamment dans le milieu éducatif. La force résultant de quelques acteurs locaux est parvenue à secouer, peut-être même à ébranler le système éducatif dominant, lui insufflant une certaine dynamique de changement.

Je crois que ce phénomène n’est en rien une illusion. En France, mais aussi à Taiwan tout comme dans le reste du monde, les professionnels de l’éducation alternative, par leur sollicitude solennelle pour la dignité de la vie, par leur réflexion minutieuse et leurs recherches de long terme sur le sens profond de l’éducation, par leur courage à toute épreuve dans la reconnaissance des valeurs universelles, ont ouvert une nouvelle voie porteuse d’espoir.

Propos recueillis par Anne Marie Sanchez