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« L’école de la première chance », par Bruno Tardieu

Monsieur Tardieu, comment le gout d’apprendre est-il né chez vous ?

À table, autour du repas familial ! Mes parents faisaient de la recherche médicale. Papa adorait lancer le « Je ne comprends pas… » qui nous mettait en effervescence, mes grands frères et moi. Mon père, c’était l’intelligence du médecin « incarné », curieux. Celui qui n’en restait pas aux croyances, mais aimait réfléchir et nous poussait à réfléchir. Le repas le plus banal devenait passionnant. C’est sans doute de là que me vient ce gout pour chercher à comprendre, qui va de pair avec le fait qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais, de honte à ne pas savoir.

Et des obstacles, en avez-vous rencontré ?

Pas vraiment, non. Mes grands frères et moi, nous avons suivi des études scientifiques. Moi, j’ai fait de la recherche en modélisation des systèmes complexes. Vous voyez, j’étais plutôt en symbiose avec l’école. Les difficultés pour apprendre, je les ai connues sur des savoirs plus concrets. Ou pour comprendre. Tenez, pour comprendre Brigitte, par exemple. Brigitte, 9 ans. J’étais à New York. Brigitte n’était jamais partie avec sa famille et avait l’occasion de partir en vacances grâce à une association. Au moment de remplir les papiers, je passe la case téléphone puisque je savais qu’il n’y en avait pas chez elle. Mais elle pose son doigt sur la case et elle m’indique un numéro : « C’est le numéro d’une cabine téléphonique en bas de chez moi. » J’ai entendu. À peine. Et pas noté. Une fois. Deux fois. Et puis, en passant près de la cabine, une semaine plus tard, Brigitte s’arrête. M’explique. En cas de besoin, on pouvait appeler cette cabine, ses petits cousins iraient chercher sa mère. Là, enfin, j’ai enregistré cela sur le document. C’est ce genre de difficulté que j’ai connu donc, pour comprendre plus peut-être que pour apprendre. Brigitte, elle, du haut de ses 9 ans, elle avait compris que je n’arrivais pas à « penser avec l’autre ». C’est cela qu’elle m’a appris, avec sa cabine téléphonique.

Au fond, ce qui empêche d’apprendre, c’est parfois ce qu’on sait.

Oui. Ce qu’on croit savoir. Moi je savais qu’une cabine téléphonique n’était pas un téléphone utilisable. Brigitte savait bien que si, et elle a pu me l’expliquer, changer mes représentations. J’ignorais ces autres formes de logique. Je suis entré très tôt à ATD Quart Monde et ce fut l’époque de mes premières découvertes. Une autre empêcheuse d’apprendre, c’est la gêne, comme moi qui étais gêné devant cette petite fille sans téléphone et que je ne voulais pas gêner avec ma gêne ! D’autres fois aussi, c’est l’émotion qui empêche d’apprendre, d’apprendre de l’autre. Dans ce cas on n’écoute pas les gens, on s’écoute soi, on écoute ses émotions. Un moyen de se faire taire un peu et de se remettre à écouter ? Écrire. À ATD Quart Monde, on écrit. Beaucoup. Tous. Tous les jours. Pour comprendre, pour raconter ce que l’on vit soi-même, raconter ce que les autres vivent, nos surprises sur le chemin. C’est une manière de reconnaitre tout cela, de reconnaitre les autres aussi. L’écriture fait partie de la formation que l’on suit chez ATD Quart Monde dès lors que l’on y entre.

Comment avez-vous croisé ATD Quart Monde ?

C’était en 1977, via une bibliothèque de rue à Créteil. J’étais étudiant. Et j’ai découvert ces enfants, pauvres, rigolos, malins comme tout, super bons aux échecs et pourtant en échec à l’école. L’idée traine que les personnes en situation de pauvreté sont moins intelligentes, pour le dire vite. Mais là, j’avais la preuve que l’on pouvait ne jamais avoir vu la mer, ne jamais avoir quitté son quartier et pourtant réussir aux échecs, qui demandent des compétences très grandes ! Pour moi, c’était la preuve donc de la part culturelle très importante dans l’éducation. Voir ces gamins en échec à l’école m’a donné l’impression d’une grande injustice et d’un immense gâchis. Vouloir changer cette espèce de fatalité a été à l’origine de mon action chez ATD Quart Monde depuis.

Quels liens voyez-vous entre l’exclusion et ne pas apprendre à l’école ?

La société est réellement violente à l’égard des pauvres. L’école, qui pourrait être leur meilleur allié devient hélas leur meilleur ennemi lorsque l’injustice de la société devient celle de l’école. Pourtant dans les familles, il suffit de regarder les reportages au moment de la rentrée, on croit à fond dans l’école ! Et pourtant tout ne se passe pas bien. Il me semble que cela se manifeste en premier lieu par un risque de conflit très fort entre la vie personnelle et l’école. Un conflit de loyauté entre maman et la maitresse, entre le savoir de la maison et le savoir de l’école. S’il y avait un message à faire passer aux enseignants, ce serait bien celui-ci : pour que l’enfant ne se sente pas mal, il est bon de se rendre compte des conditions de vie de la grande pauvreté, pour ne pas juger hâtivement et tout faire pour ne pas en avoir de gêne. L’école est une chance pour ces enfants.

Où situez-vous plus particulièrement cette chance ?

Quand, autour de vous, tout est chaotique, il est difficile de se construire une logique. D’où la nécessité de mettre en place une régularité. C’est d’ailleurs ce défi-là qui avait été tenté par l’école Montessori, destinée au départ à des enfants pauvres. Voilà, l’école c’est la régularité, c’est la logique et la sécurité qui en découlent. La sécurité, ou une sécurité suffisante, c’est indispensable pour se construire. Cela signifie que pour que l’école puisse jouer ce rôle, il faut qu’elle évite la fracture avec la famille. Il faut qu’elle élargisse ses savoirs à ceux des familles, qu’elle ne les disqualifie pas, pour que l’enfant les reconnaisse à son tour. Il est bon également de faire la chasse aux idées reçues, de connaitre mieux les conditions de vie des familles qui, par exemple, dorment parfois à l’hôtel. Il faut savoir que les parents ont pu être privés de pouvoir depuis longtemps, depuis toujours peut-être, ont connu des humiliations, ont pu être traités de « cas soc. » et autres qualificatifs dévalorisants. Ou avoir entendu, lorsqu’ils étaient élèves, quelqu’un leur dire à l’école qu’ils étaient « perdus ». Cela nécessite parfois de créer des espaces parents pour qu’ils puissent parler de leur passé scolaire, de leur souffrance et de s’en libérer pour ne pas le faire porter à leurs enfants. Défaire les représentations, de part et d’autre, voilà. À cela, ATD Quart Monde participe. Et redonner à chacun une valeur, la conviction que tout le monde a des connaissances, des savoir-faire. Camus raconte bien, dans Le Premier Homme, que sa mère pensait ne rien avoir à transmettre. Nous voulons que toutes les mères, tous les pères se rendent compte qu’au contraire ils ont beaucoup à transmettre. Les enfants alors seront en mesure d’accepter sans disconnexion cognitive, sans sentiment de fracture ni de trahison d’apprendre et de l’école et de la famille.

Et vous-mêmes, au cours de toutes ces années, qu’avez-vous appris des exclus ?

Qu’un savoir neutre, sans intention, cela n’existe pas. Oh, dans la recherche, souvent on croit ou espère cela. Notre époque scientiste est passionnée d’objectivité. Mais on ne peut pas étudier la pauvreté comme un objet. À ATD Quart Monde, nous passons beaucoup de temps à écouter les gens, pour les connaitre, pouvoir raconter qui ils sont et pour qu’ils construisent leur parole et leur pensée. Mais une personne défavorisée ne donnera pas son savoir si elle ne sait pas ce qu’il en sera fait, si elle ne connait pas le but, l’intention. Il faut alors expliquer, expliciter. À soi et à l’autre. On a tendance à ne pas vouloir guider, à ne pas dire notre intention. À ne pas en avoir même conscience. Pourtant, tout savoir doit être pris dans un projet. Et l’engagement n’est pas du tout contradictoire avec la science. C’est une révolution lorsqu’on comprend, accepte, que la recherche a toujours une intention.
C’est valable pour l’enseignement sans doute. Être enseignant, c’est aussi un engagement, un projet. Par exemple lorsque l’on choisit une pédagogie basée sur la coopération.

Absolument ! Et l’on peut par exemple étendre ce principe de coopération à l’école et à son quartier, par une reconnaissance mutuelle et amenant à créer ensemble. À être fiers ensemble !

Propos recueillis par Christine Vallin

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