Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Il est là, le ver de terre ?

L’école maternelle en France est encore considérée comme « moins scolaire » que la suite du cursus, même si elle l’est davantage que dans d’autres pays. Elle donne cependant l’opportunité aux enseignants de mettre en place des pratiques originales.

Lors d’une enquête ethnographique dans une école maternelle en milieu périurbain accueillant une population socialement mixte, j’ai pu observer les enfants et les adultes (enseignants, Atsem – agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles –, et parents) et m’entretenir avec les uns et les autres lors de séances d’école dehors, organisées par l’école une demi-journée par semaine.

Dans le cadre des activités pédagogiques complémentaires (APC), deux enseignants avaient déjà mis en place, quelques années auparavant, des « balades langagières ». Jean-Marc, enseignant en petite et moyenne sections, rapporte ainsi son souvenir : « Le plus souvent on allait jusqu’à la forêt et on revenait, des fois on nallait que dans le quartier. On s’était rendu compte qu’en se déplaçant, ça libère la parole. Donc on a finalement développé des situations de langage. » Alain (enseignant en grande section) témoigne : « C’était vachement bien, puisqu’on les entendait vraiment raconter plein de trucs. »

sortir de la classe pour libérer la parole

Dans leur projet d’école dehors rédigé à l’intention de leur inspection d’académie, « parler » et « découvrir l’écrit » sont les deux premières rubriques qui apparaissent. On y lit dans les objectifs  : « En promenade, recueillir le langage spontané de l’enfant, l’accompagner si nécessaire, aider à aller plus loin dans la formulation. Dans les situations de découverte : nommer, désigner, raconter, décrire. » Dans la rubrique des effets attendus et repères évaluables est indiqué : « Une meilleure connaissance du langage de chaque enfant, un accompagnement plus individualisé dans un environnement moins formel ; pouvoir réinvestir des acquis de l’école dans des situations moins scolaires. »

La recherche menée montre clairement comment le rapport à la parole dehors permet aux enseignants d’expérimenter la porosité existante entre scolaire et non-scolaire et de « déformaliser l’école1 ».

« Dans la forêt y a des loups ! »

L’enquête a mis en valeur différentes situations de langage rendues possibles par l’école dehors  : dans le cadre d’interactions entre enfants, le temps du trajet vers la forêt est un moment d’échanges parfois connectés à leur environnement (une réaction à un chien qui aboie, à une flaque d’eau dans laquelle ils marchent, à un buisson qu’ils effleurent de la main tout en marchant) et parfois en référence à un imaginaire déjà relié à la forêt.

J’entends un jour deux garçons (en grande section) parler entre eux : « Dans la forêt y a des loups ! Non c’est des histoires ! » Ce temps de déambulation est donc un moment favorable à une verbalisation liée à ce qu’ils rencontrent ainsi qu’à des échanges verbaux motivés par une projection relative à ce que leur inspire la forêt.

En forêt, les moments de jeux libres sont un deuxième temps favorable à des interactions langagières provoquées ici par un environnement naturel. J’observe un jour Zoé et Amad, un garçon allophone (en petite section), qui creusent la terre avec un bâton, à la recherche de vers de terre. Le garçon s’exprime mal en français, mais il semble comprendre la fillette. Elle lui dit : « C’est un travail ça !  Oui  On cherche un ver de terre, ça te dit ?  Oui. » Il crie en fixant le sol, comme s’il appelait les vers de terre : « Eh oh !  — Sé trouvé ? (à Zoé)Pas encore Daco. » Il rit fort quand Zoé casse son bâton. Zoé alimente son rire : « Est-ce qu’il est là le ver de terre pipi ? » Ils éclatent de rire ensemble. Le rire n’a pas besoin d’une langue, il montre le plaisir partagé et la cohésion. C’est l’heure du gouter, la scène prend fin.

des adultes à l’écoute

Pendant ces moments d’interaction entre eux, que ce soit sur le chemin ou une fois en forêt, les adultes sont disponibles pour être à l’écoute des échanges verbaux initiés par les enfants. Ils viennent voir ce que font les enfants, s’introduisent dans leur jeu le temps d’un instant. Des enfants ont amassé des brindilles et des aiguilles de pins pour faire ce qu’ils nomment un feu de camp.

Jean-Marc s’approche : « Alors, le feu de camp, il est prêt ? » Un garçon s’adresse à moi : « T’as vu, c’est pour faire un barbecue. » Une fillette le reprend  : « Non c’est un feu de camp. » Le garçon interpelle l’enseignant : « C’est un volcan parce que ça vole. » Pascale, l’Atsem, s’approche, attirée par le groupe d’enfants qui s’agrandit et semble passionné par son activité : « C’est quoi ce tas ? C’est un feu de camp. » Elle prend une photo. Deux enfants continuent de discuter sur la manière de qualifier leur œuvre collective : « Non c’est pas un anniversaire, c’est un feu de camp. »

Les enseignants profitent aussi des temps en forêt pour délocaliser des activités qui, de ce fait, prennent une saveur particulière. Alors qu’ils étaient en train de marcher dans la forêt, Alain s’arrête et commence à chanter la chanson qu’ils apprennent en ce moment : « Hou la gadoue ! » Les enfants se rassemblent spontanément autour de lui et chantent avec lui, hésitant encore sur les paroles des différents couplets. Quand on est entouré de gadoue, la chanson prend un autre intérêt qu’en classe ; le sens des paroles s’ancre dans l’expérience sensible.

et en classe

De retour en classe, les enfants parlent avec plaisir de ce qu’ils ont vécu dehors. Jean-Marc raconte en entretien : « Dès qu’on parle de la forêt ou des oiseaux qui sont dedans, ou des arbres, enfin des choses liées à la nature, le fait que ça fasse référence à des souvenirs communs [], ça déclenche des envies fortes des uns et des autres de dire des choses, de témoigner, de raconter. »

Mais quand les souvenirs s’éloignent, la demande de l’enseignant redevient une contrainte imposée qui rappelle aux enfants les exercices formels qui rythment leur journée en classe. Trois mois après leurs dernières sorties, les enseignants interrogent les enfants sur leurs souvenirs. Alain demande à ses élèves : « Bon alors, aujourd’hui il pleut. Est-ce que vous vous souvenez si on avait été en forêt des jours où il pleuvait ? » Plusieurs enfants répondent « non ». L’enseignant : « Nous ne sommes jamais allés en forêt sous la pluie ? » Certains finissent par dire « oui ». « Lise ? — Si Alors est-ce que tu te rappelles ce qu’on faisait dans la forêt ?  NonEst-ce que je vous ai demandé quelque chose quand il pleuvait ?Oui, d’écouter la pluie Écouter la pluie sur… ? sur les maisons ?Non — Sur quoi ? Sur les feuilles. »

Lors de l’école dehors telle que la pratiquent ces enseignants, « les enfants sont placés dans le flux du faire et du dire et apprennent de ce flux même2 ». De leur côté, les adultes se mettent à l’écoute et ont plaisir à découvrir certains enfants beaucoup plus bavards qu’en classe. Comme le dit Jean-Marc, ils entendent et recueillent « une parole qui n’est plus codée, qui n’est plus soumise à évaluation », qui fait émerger l’enfant au-delà de l’élève grâce à un « langage naturel » comme le nomme Alain.

Un chemin détourné

Aller dans la forêt crée des situations qui donnent accès, aussi bien aux enfants qu’aux enseignants, à des pratiques informelles. Elles permettent pourtant des apprentissages attendus par l’école. Ce souhait d’un chemin détourné, original, pour faire la classe était, comme le précise Peyronie3, déjà présent chez Célestin Freinet, et la classe promenade qu’il a mise en place avec ses élèves, suite aux instructions ministérielles de 1923 qui les préconisaient, en est un témoignage.

Il rapporte à ce propos : « Nous n’examinions plus scolairement autour de nous la fleur ou l’insecte, la pierre ou le ruisseau. Nous les sentions avec tout notre être, non pas seulement objectivement mais avec toute notre naturelle sensibilité. Et nous ramenions nos richesses : des fossiles, des chatons de noisetier, de l’argile ou un oiseau mort […] Il était normal que, dans cette atmosphère nouvelle, dans ce climat non scolaire, nous accédions spontanément à des formes de rapports qui n’étaient plus celles, trop conventionnelles, de l’école. Nous nous parlions, nous nous communiquions, sur un ton familier, les éléments de culture qui nous étaient naturels et dont nous tirions tous, maitres et élèves, un profit évident. »

Les enseignants rencontrés lors de cette recherche s’inscrivent dans la filiation de cet héritage qu’ils ont pu s’approprier au fil de leur propre itinéraire professionnel. Ils montrent, à la suite de Freinet, que l’école peut faire évoluer sa forme scolaire pour mettre en place des situations d’apprentissage qui rendent les enfants acteurs.

Julie Delalande
Professeure des universités en sciences de l’éducation, laboratoire Cirnef, université Caen-Normandie

Sur notre librairie


Notes
  1. Voir l’article de Gilles Brougère et Hélène Bézille, « De l’usage de la notion d’informel dans le champ de l’éducation », Revue française de pédagogie nᵒ 158, 2007, p. 117‑160.
  2. Bernard Lahire, cité par Gilles Brougère et Hélène Bézille, ibid, p. 144.
  3. Henri Peyronie, «La pédagogie Freinet : quelle(s) influence(s) sur l’école publique française ? » Spécificités n° 10, 2017, p.12-37.